Mise à jour : 31 juillet 2013 (Rédaction initiale : 20 septembre 2011 )

Enseignements : Les Grandes Questions du Droit, semestre d'automne 2011

Enseignement : Les Grandes Questions du Droit

3ième cours : droit positif/droit naturel ; droit objectif /droits subjectifs ; personne /choses ; droit public / droit privé

par Marie-Anne Frison-Roche

Sciences Po, semestre d'automne 2011

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Le troisième cours continue l'exploiration, dans les prolégomènes, du deuxième couple de contraires, entre le droit positif et le droit naturel, examen débuté lors du deuxième cours. Aujourd'hui, malgré le positivisme qui demeure, on se soucie désormais beaucoup plus de l'effectivité du droit (enforcement) : le droit est positif s'il est appliqué dans les faits. Cette préoccupation de l'effectivité est liée à un souci d'efficacité du droit, qui vient à le concevoir à la fin comme un simple outil, la loi n'étant plus qu'un instrument (toolbox), dans lequel les valeurs fondamentales se sont plus exprimées. Cela est net dans le droit de l'Union européenne.  Alain Supiot s'est insurgé contre cette conception du droit, tout aussi déhumanisé que le positivisme.

Sans nécessairement encourir ce reproche, le droit, comme le disait Portalis, doit être fait pour les hommes et non les hommes pour le droit. Le droit doit être utile aux personnes vivant en société, tenir l'équilibre entre les droits fondamentaux de la personne et les règles de la vie sociale. Pour cela, le droit, parce qu'il est contraignant, doit non seulement apporter de l'ordre, mais encore s'adapter, et demeurer stable. La déclaration des Droits de l'Homme de 1789 a posé que la loi pénale doit être "nécessaire", puisqu'elle est une exception au principe de liberté. Le droit d'une façon générale est une contrainte et une force qui sont légitimes, parce qu'il a l'avantage pratique d'offrir la sécurité non seulement au puissant, que sa force suffit à protéger, mais encore au faible pour lequel seul le droit apporte la sécurité. Le Conseil constitutionel a admis que le législateur raisonne ainsi à propos de la Burqa (voir cours précédent), cela est vrai aussi des jeunes enfants ou des investisseurs mal informés sur les marchés financiers.

Emerge alors une notion nouvelle : la sécurité juridique. Le Conseil d'Etat, dans son rapport annuel de 2006, Sécurité juridique et complexité du droit (cliquez ici  pour lire la présentation de la conclusion du rapport reproduite en documentation), pose que la complexité des règles juridiques est devenue un obstacle à ce devoir de sécurité dont le droit a la charge. Pourtant, est en train d'émerger un droit à la sécurité juridique.

Les rapports entre la nature et le droit sont difficiles parce que la puissance du droit lui permet de créer sa propre réalité. Cela le rend dangereux, nous l'avons vu à travers le rôle qu'il joua dans le nazisme. Non seulement les jugements sont incontestables mais encore le législateur a le pouvoir de créer des fictions. Ainsi, l'enfant de la mère a pour père présumé le mari de celle-ci, selon les termes de l'article 312 du Code civil (Cliquez ici pour lire l'article). De la même façon, le législateur a le pouvoir de faire en sorte que des "sujets de droit", titulaires de droits et d'obligations, des personnes juridiques donc, soient non seulement les êtres humains, mais encore des entités, par exemple des entreprises ou des groupements divers, à travers les sociétés, associations, etc., dotés de la "personnalité morale". La chambre civile de la Cour de cassation par son arrêt du 28 janvier 1954 Saint-Chamond a pourtant délaissé la thèse de la fiction de la personnalité morale pour reprendre celle de la réalité de la personnalité morale (cliquez ici pour lire la présentation de  l'arrêt reproduit en documentation).

On mesure que la puissance du droit de créer de l'artificiel trouve des limites. Sa limite principale est dans la nature des choses. Celle-ci ne fait que s'accroître, dès l'instant que le droit naturel a trouvé une nouvelle jeunesse à travers ces droits subjectifs naturels que sont les droits de l'homme.  Ceux-ci amènent àlors à un affrontement entre la règle générale, le droit objectif, et les prérogatives particulières, les droits subjectifs, dont les droits de l'homme et les droits fondamentaux sont la quintessence.

Dans ce troisième couple de contraires, le légalisme avait présenté le système comme composé de principes abstraits prévus par la loi, dont l'application au bénéfice des personnes conférait à celles-ci une prérogative particulière. Par exemple, par l'article 544 du Code civil (cliquez ici pour lire le texte de cet article), le législateur prévoit au bénéfice du propriétaire la titularité du droit subjectif de propriété, droit subjectif "le plus absolu". Ainsi, les droits subjectifs semblent découler des lois. Mais les droits de l'homme récusent n'être que des conséquences d'une décision législative, car qui a donné peut reprendre et, pour reproduire les termes introductifs de la "Déclaration" de 1789, les hommes sont "nés" libres et égaux en droits. Dès lors, la préséance entre droit objectif et droits subjectifs s'inversent : les droits subjectifs, en tout cas lorsqu'ils sont fondamentaux, sont premiers et le droit objectif n'est là que pour les concrétiser, que pour les servir.

La présence des libertés publiques et des droits fondamentaux dans les systèmes juridiques est acquise dans les systèmes de Common Law  car, construits sur les juges, ils établissent des prérogatives individuelles des personnes. Dans les pays de Civil Law , le légalisme empéchait une telle préséance. Mais la seconde guerre mondiale a justifié que les systèmes cherchent un moyen pour le droit empêche qu'il se retourne contre les êtres humains, comme le nazisme l'avait fait. C'est pourquoi la Cour constitutionnelle allemande est une Cour constitutionnelle défendant les droits fondamendaux de tout être humain. Il devient alors impossible de déposséder des êtres humains de leur qualité juridique de sujets de droit, comme la législation nazie avait pu le faire.

En France, notamment par la montée en puissance des juges et du Conseil constitutionnel, il y a actuellement ce que le Doyen Carbonnier a désigné comme une "pulvérisation du système juridique en droits subjectifs". Cette subjectivisation des systèmes juridiques les reconstruit en mettant en leur coeur non plus la loi, notion institutionnelle, mais les droits fondamentaux, notion substantielle. La question prioritaire de constitutionalité insérée par la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 a accéléré le phénomène, à travers le nouvel article 61-1 de la Constitution (cliquez ici pour lire l'article).

Dès lors, tout le système juridique converge dans la concrétisation des droits subjectifs des personnes, droits qui par ailleurs se multiplient et se diversifient. Ainsi, une nouvelle autorité administrative indépendante, le Défenseur des droits, a été instaurée par la loi organique du 29 mars 2011 (cliquez ici pour la présentation de la loi insérée dans la documentation). 

Quant à la diversité des droits de l'homme, on peut en distinguer deux types et trois générations.

Au premier titre, il faut distinguer "les droits .... de", proches des libertés", et les "droits à...", proches des droits de créances (la difficulté étant alors de trouver le débiteur pouvant satisfaire un tel droit, par exemple le droit au logement).

Au second titre, la première génération vise les droits de l'homme de 1789, ensemble de prérogatives libérales et égoïstes ; la deuxième vise les droits du préambules de la Constitution de 1946, droits économiques et sociaux, dont l'effectivité est plus faible ; la troisième vise ce que l'on désigne aujourd'hui comme des "droits pour autrui" (par exemple le droit pour la paix, dont le droit d'ingérence serait une forme), ce droit exprimait le "souci d'autrui", par lequel Aristote définissait la justice.

On pouvait passer ensuite au quatrième couple de contraires, qui articule le législateur et le juge. Leur rôle respectif est de prime abord nettement défini et distinct : le premier, exprimait la volonté générale et issu d'un vote démocratique, édicte des normes générales et abstraites, tandis que le second, sans légitimité politique, résoud des difficultés particuliers (les litiges, les cas) par des solutions particulières (les jugements), d'une façon neutre. Cette neutralité est requise, la loi qu'il applique étant son instrument d'effectivité de la loi et de concrétisation des droits, car le juge n'a pas de légitimité poliltique. Les Révolutionnaires français et Napoléon l'ont voulu ainsi, système politique traduit en droit positif par l'article 5 du Code civil (cliquez ici pour lire le texte).  En l'opposé, les systèmes juridiques de Common Law , construits sur des solutions particulières, donnent un pouvoir au juge qui est au sommet de la hiérarchie juridictionnelle, à la cour suprême, qui peut adopter des décisions dont la solution juridique s'applique d'un façon obligatoire aux cas futurs analogues (arrêts de règlements), cette contrainte ne visant que les juges inférieurs dans la hiérarchie judiciaire.

Mais cette présentation est trop manichéenne et, depuis toujours, les juges, n'en déplaise aux politiques, ont eu du pouvoir. Tout le droit administratif découle du Conseil d'Etat, depuis que le Tribunal des conflits a posé par l'arrêt Blanco du 8 février 1873  le principe de l'autonomie du droit administratif, l'examen de la responsabilité de l'Etat du fait d'un accident de la circulation n'étant pas régi par le Code civil ni soumis au juge judiciaire (cliquez ici pour lire la présentation de l'arrêt inséré dans la documentation). De la même façon, les Chambres réunies de la Cour de cassation, par l'arrêt Jand'heur  du 13 février 1930 (cliquez ici pour lire la présentation de l'arrêt inséré dans la documentation) , on créé de toutes pièces la responsabilité objective du fait des choses, réinventant l'article 1384, al.1 du Code civil (cliquez ici pour lire le texte). En effet, là où les codificateurs n'avaient écrit qu'une façon élégante d'introduction à des cas particuliers de responsabilités sans faute pour des dommages causes par des choses précises, les juges y virent un principe général. Cela se justifiait car aucune assurance ne répondait à un phénomène nouveau : les machines et les automobiles, c'est-à-dire les accidents graves sans qu'une faute puisse être démontrée. Par une dialectique entre la loi et la jurisprudence, 50 ans après l'arrêt Jand'heur  (le droit est lent...), la loi du 25 juillet 1985 d'indemnisation des victimes d'accidents de la circulation , dite "loi Badinter", vînt mettre en place une indemnisation automatique, dont le poids pèse sur les assureurs, faisant passer la responsabilité d'un mécanisme individuel à une mutualisation sociale.

L'opposition entre les systèmes est aujourd'hui d'autant plus dépassée que la question prioritaire de constitutionnalité donne au Conseil constitutionnel un pouvoir considérable. Ce sont des pans entiers du droit qui sont revus par le juge supérieur, comme le montre la question de la garde à vue, notamment par la décision du 30 juillet 2010 du Conseil constitutionnel (cliquez ici par lire la présentation de la décision insérée dans la documentation). Le pouvoir de moduler dans le temps l'effet de ses décisions est un pouvoir politique, que le Conseil vient de s'attribuer également un tel pouvoir dans son contrôle a priori.

Le cinquième couple de contraires concerne le rapport entre la personne et les choses. Tel un Tartuffe qui aurait longtemps tromphé, le droit avait réussi à masquer un corps "qu'il ne saurait voir", grâce à sa puissance à créer une réalité qui lui est propre : la personne. En effet, la personne, invention du droit romaine, désigne l'aptitude à être titulaire de droits et d'obligations, à être sujet de droits. Il y a ainsi identité entre le sujet de droit et la personne. La personne est une notion abstraite, équivalent à une aptitude à être titulaire de droits et d'obligations. Pas moins (être créancier ; être responsable) ; pas plus (pas de corps ; pas de référence direct à l'être humain).Cette vision romaniste fût accentuée par les conceptions canoniste et cartésienne.

Il y avait pas de difficulté, tant que la personne pouvait dire : "je suis mon corps", comme le droit pénal continue de le supposer à travers les qualifications de meurtre ou de coups et blessures. Le critère majeur est alors la volonté : si la personne n'est pas d'accord, l'atteinte est illicite ; si elle est d'accord, l'atteinte est licite. Cela gouverne le droit en matière de prostitution. Cela explique la solution, contestée en doctrine, retenue par la Cour européenne des droits de l'homme en matière de sado-masochisme, dans l'arrêt du 17 février 2005, K.A. c/ Belgique (cliquez ici pour lire la présentation de l'arrêt reproduit en dans la documentation).

Mais la technicité a rendu depuis une trentaine d'années les corps disponibles d'une façon non radicales, par les recherches sur le corps, les perspectives de clonages, les greffes. Est né le droit de la boïéthique, dont le critère est "la dignité de l'être humain" (et non plus de la personne) que la loi du 29 juillet 1994 sur la bioéthique  a inséré dans le nouvel article 16 du Code civil (cliquez ici pour lire l'article).

Le droit se retrouve pour la première fois à devoir affronter le quotidien des êtres humains : la "vie décente" (notion nouvelle en droit), la mort, qui n'est définie que par une circulaire du 24 avril 1968 par un double ncéphalogramme plats. C'est l'enjeu des prélèvements pour les greffes. L'affaire Our Body , qui donne lieu à un arrêt de la Cour d'appel de Paris du 30 avril 2009 (cliquez ici pour lire la présentation de l'arrêt inséré dans la documentation) et un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 16 septembre 2010 (cliquez ici pour lire la présentation de l'arrêt inséré dans la documentation) montre la difficulté du droit à protéger la dignité des être humains décédés. La loi du 7 juillet 2011 sur la bioéthique (Cliquez ici pour accéder à la présentation de la loi insérée dans la documentation) recherche un nouvel équilibre entre avancée de la science et respect de la personne.

La question fondamentale est de savoir si l'on doit ou non rester la volonté gouverner cette question.

Le sixième et dernier couple de contraires est la distinction naguère usuelle entre le droit public et le droit privé.

La distinction du droit public et du droit privé ne paraît évidente qu'en France ou à tout le moins dans les pays de Civil Law. Dans d'autres pays, on reconnaît plutôt qu'il existe des situations spécifiques, par exemple celles qui mettent en cause au moins une personne publique, par exemple l'Etat ou une collectivité locale, qui justifie l'application d'un droit spécifique, plus adapté, voire la soumission des situations litigieuses à un juge spécifique, un juge administratif, qui soit "naturel". En France, l'histoire est allée beaucoup plus loin, puisque les lois des 16 et 24 août 1790, auxquelles l'arrêt Blanco  précité se réfère, ont posé la dualité des ordres de juridictions.

L'idée des Révolutionnaires est qu'un juge "ordinaire" ne peut pas donner d'ordre à l'administration, qui n'obéït qu'à l'exécutif ou à un juge qui lui est propre (théorie du "juge-administrateur"). Ainsi, va se construire en summa divisio  deux ordres de juridictions, les juridictions judiciaires et les juridictions administratives, la Cour de cassation étant en haut des premières, le Conseil d'Etat en haut des secondes, le Tribunal des conflits intervenant en cas de conflits.

Ce système, qui dépasse un simple aménagement de spécialisation des tâches, correspond à une sorte de métaphysique des intérêts. En effet, on affirme facilement que le droit privé est le droit des personnes ordinaires, le juge judiciaire intervenant pour tranchant des litiges ordinaires portant sur des intérêts particuliers. Le droit public renvoie à l'intérêt général, qui ne saurait se réduit à l'addition des intérêts particuliers (comme ceux du marché), intérêt généraux que l'Etat et les services publics expriment, que le droit public régit, sur le respect desquels le juge administratif veille. Dans ces conditions, une telle métaphysique des intérêt rend la dualité des ordres de juridictions et la distinction du droit  public et du droit privé inattaquables.

Mais tout cela est en train de s'effondrer. Tout d'abord, le droit français est enchâssé dans un droit européen, qu'il soit de l'Union européenne ou des droits de l'homme, qui ne repose en rien sur de telles prémisses, et qui n'admet pas ce raisonnement. Ensuite, le droit européen et les économistes, par des raisonnements du "soupçon", ont dit que les fonctionnaires n'avaient pas le monopole de l'intérêt général. D'ailleurs, dans des branches du droit privé, comme le droit de la famille, il y a un ordre public impérieux (de protection des enfants, de protection des corps, etc.). Le droit pénal, qui est appliqué par les juridictions judiciaires depuis toujours, est au coeur de l'ordre public et de l'intérêt général. Les Etats passent des contrats et font des arbitrages, s'endettent sur les marchés,  exactement comme des agents économiques privés, tandis que ceux-ci se déclarent "socialement responsables", c'est-à-dire en charge d'autrui et du groupe, ce qui est le rôle de l'Etat.

En droit, la distinction du droit privé et du droit public se délite techniquement, parce qu'elle s'est effondrée conceptuellement. Ainsi, se sont multipliées les autorités administratives indépendantes, en toutes les matières, aussi bien les libertés publiques (par exemple la CNIL) qu'économiques et financières (par exemple l'Autorité des marchés financiers), qui sont administratives mais dont les décisions sont susceptibles de recours devant la Cour d'appel de Paris, puis devant la Cour de cassation.

Il en résulte pour l'instant une très grande complexité, car on ne sait jamais devant quel juge aller, et suivant qu'il est judiciaire ou administratif, la solution sera différente, alors que la situation est unique. On passe alors d'un constat de complexité à un constat d'injustice. C'est pourquoi les hautes juridictions, la Cour de cassation, le Conseil d'Etat, le Conseil constitutionnel, cherchent à adopter des solutions identiques pour que le justiciables ne soit pas lésés dans ses droits subjectifs et que le système de droit objectif ne soit pas incohérent.

Enfin, se dégage un nouveau système juridique dont la figure n'est plus binaire, construite sur la frontière entre droit public et droit privé. On trouve désormais au centre du système les libertés et droits fondamentaux, et autour d'eux l'ensemble des règles qui les alimentent et les protègent.

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