14 octobre 2024
Organisation de manifestations scientifiques
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► Référence complète : Les techniques probatoires adéquates dans le Contentieux Systémique Émergent, in cycle de conférences-débats "Contentieux Systémique Émergent", organisé à l'initiative de la Cour d'appel de Paris, avec la Cour de cassation, la Cour d'appel de Versailles, l'École nationale de la magistrature (ENM) et l'École de formation des barreaux du ressort de la Cour d'appel de Paris (EFB), sous la responsabilité scientifique de Marie-Anne Frison-Roche, 14 octobre, 11h-12h30, Cour d'appel de Paris, salle Masse
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🧮consulter le programme de l'ensemble du cycle Contentieux Systémique Émergent
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🌐consulter sur LinkedIn le compte-rendu de cette manifestation, publié dans la Newsletter MAFR Law, Regulation, Compliance
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► Présentation de la conférence : Le Droit de la Compliance porte sur le futur. Il impose aux opérateurs cruciaux d'agir aujourd'hui pour que les systèmes durent, en les obligeant à détecter et prévenir les risques systémiques inhérents à leurs activités. Le contentieux que cette branche du Droit génère et qui émerge sous nos yeux - le Contentieux Systémique - a pour caractéristique d'impliquer dans l'instance, outre les parties au litige, un ou plusieurs systèmes : le système climatique, le système numérique, le système algorithmique, etc., avec des intérêts qui leurs sont propres. Au delà des prétentions des parties à la dispute qui lui est soumise, le juge doit prendre en considération les intérêts de ces systèmes, dont le principal est commun à tous : durer.
Cet "arrière-litige" selon l'expression retenue par Thibault Goujon-Bethan, pour désigner la distinction à opérer entre le litige, qui oppose les parties, et l'instance qui peut faire venir davantage de personnes "impliquées", a nécessairement des conséquences, tant procédurales que de fond. La preuve est donc directement impactée. Dans des procès où l'on demande aux entreprises des comptes sur ce qu'elles font, en ex ante, pour préserver les systèmes, sur quoi porte la preuve permettant d'emporter ou d'éviter la condamnation de l'entreprise ? Qui supporte la charge et donc le risque de cette preuve ? Comment prouver qu'une action présente aura un effet dans le futur ? Comment les entreprises peuvent-elles préconstituer la preuve de leurs actions et de quels outils disposent-elles pour ce faire ?
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🧮Programme de cette manifestation :
Sixième conférence-débat
LES TECHNIQUES PROBATOIRES ADÉQUATES DANS LE CONTENTIEUX SYSTÉMIQUE ÉMERGENT
Cour d’appel de Paris, salle Masse
Présentation et modération par 🕴️Marie-Anne Frison-Roche, Professeure de Droit de la Régulation et de la Compliance, Directrice du Journal of Regulation & Compliance (JoRC)
🕰️11h-11h10. 🎤Entreprises assujetties au Droit de la Compliance : la charge de prouver la crédibilité de la trajectoire des actions entreprises à partir des structures mises en place, 🕴️Marie-Anne Frison-Roche, Professeure de Droit de la Régulation et de la Compliance, Directrice du Journal of Regulation & Compliance (JoRC)
🕰️11h10-11h30. 🎤Ce que des entreprises font et les preuves disponibles qui en résultent, par 🕴️Nathalie Fabbe-Costes, Professeure de gestion à Aix-Marseille Université
🕰️11h30-11h50. 🎤Les différentes techniques probatoires quand un système est impliqué dans un litige, par 🕴️Thibault Goujon-Bethan, Professeur de droit à l’Université Jean-Moulin Lyon 3, directeur du Centre patrimoine et contrats, directeur de l’IEJ de Lyon
🕰️11h50-12h30. Débat
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🔴Les inscriptions et renseignements se font à l’adresse : inscriptionscse@gmail.com
🔴Pour les avocats, les inscriptions se font à l’adresse suivante : https://evenium.events/cycle-de-conferences-contentieux-systemique-emergent/
⚠️Les conférences-débat se tiennent en présentiel à la Cour d’appel de Paris.
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🧮Lire ci-dessous la présentation détaillée de la manifestation faite par Marie-Anne Frison-Roche⤵️
Sixième conférence-débat
LES TECHNIQUES PROBATOIRES ADÉQUATES DANS LE CONTENTIEUX SYSTÉMIQUE ÉMERGENT
sous la direction scientifique de Marie-Anne Frison-Roche
Lundi 14 octobre 2024
Cour d’appel de Paris, salle Masse
Présentation et modération par 🕴️Marie-Anne Frison-Roche, Professeure de Droit de la Régulation et de la Compliance, Directrice du Journal of Regulation & Compliance (JoRC)
🕰️11h-11h10. 🎤Entreprises assujetties au Droit de la Compliance : la charge de prouver la crédibilité de la trajectoire des actions entreprises à partir des structures mises en place, 🕴️Marie-Anne Frison-Roche, Professeure de Droit de la Régulation et de la Compliance, Directrice du Journal of Regulation & Compliance (JoRC)
- La charge des entreprises assujetties au Droit de la Compliance de prouver la crédibilité de la trajectoire des actions qu'elles entreprennent à partir des structures qu'elles mettent en place ressort des lois et réglementations et des premières jurisprudences. En effet, les entreprises doivent prouver la "crédibilité" des actions qu'elles engagent au regard des Buts Monumentaux de la Compliance📎!footnote-3866, c'est-à-dire que les structures qu'elles ont mis en place, les effets qui ont déjà été obtenus, les comportements que l'on peut observer, sont "crédibles", de façon à ce que le juge puisse en déduire les effets futurs sur le système.
- C'est ainsi que le système probatoire, aussi bien sur l'objet de preuve (le futur), le moyen de preuve (la trajectoire) et la charge de preuve (l'entreprise assujettie par l'Obligation légale de Compliance, ou l'entreprise débitrice par une Obligation contractuelle de Compliance), peut être dessiné d'une façon à la fois solide, raisonnable et proportionnée.
- Pour étayer cela, j'ai tout d'abord rappelé la définition d'un Contentieux Systémique : il s'agit d'un contentieux dans lequel un système est impliqué, à travers et/ou au-delà des parties au litige (ex : système climatique, système numérique, système algorithmique, système bancaire, etc.). Ces systèmes ont des intérêts qui leurs sont propres, le premier étant commun à tous : ne pas s'effondrer (but négatif), de durer (but positif), point précédemment développé lors de la conférence sur la durabilité📎!footnote-3867. Ces intérêts peuvent être alignés avec ceux des parties au litige, ou différer de ceux-ci, posant alors la question de la représentation des intérêts du ou des systèmes impliqués. Cette question de l'alignement ou non des intérêts sera développée sous son angle processuel dans la prochaine conférence-débat du 18 novembre 2024 qui portera sur "Le Droit processuel de la Vigilance"📎!footnote-3868.
- Ce rappel effectué et toujours d'une façon préalable à la démonstration du caractère central de la "crédibilité", je me suis ensuite attachée à évoquer les conséquences probatoires de la présence d’un système dans un contentieux, en abordant successivement les trois dimension de la preuve : l'objet de preuve, la charge de preuve et le mode de preuve.
- Pour cela, je me suis implicitement appuyée sur les premiers travaux que j'ai menés sur la dimension probatoire du Droit de la Compliance :
🧱🕴🏻mafr, 📝Le juge, l'obligation de compliance et l'entreprise. Le système probatoire de la Compliance, in 🕴🏻mafr (dir.) 📕La juridictionnalisation de la Compliance, 2023
I. L'OBJET DE PREUVE DANS LE CONTENTIEUX SYSTÉMIQUE
- Le Droit de la Compliance internalise dans les opérateurs l'obligation d'agir de manière à tendre vers la réalisation de Buts Monumentaux. Ces buts, tout comme l'obligation qui en résulte, sont de de nature systémique. Dès lors, déterminer si l'entreprise a satisfait son Obligation de Compliance revient à déterminer si celle-ci a pris sa part - de manière effective, efficace et efficiente📎!footnote-3869-, dans la préservation des intérêts propres du système en cause.
- Il ne s'agit donc pas seulement pour l'entreprise d'exécuter une obligation légale ou contractuelle en s'attachant au texte de la norme qui fait peser sur elle cette obligation.
- Il s'agit au contraire pour elle de prendre sa part dans la préservation du système protégé par la norme, afin que demain celui-ci ne s'effondre pas (But Monumental Négatif) et dans un second temps soit amélioré (But Monumental Positif). L'entreprise doit montrer cette part qu'elle prend : c'est l'objet de preuve. Celui qui lui demande des comptes doit montrer qu'elle ne prend pas cette part qui est posée sur elle par une loi, une réglementation ou un contrat.
II. LA CHARGE DE PREUVE DANS LE CONTENTIEUX SYSTÉMIQUE
- L'entreprise n'a pas à démontrer qu'elle n'a pas mal agi, qu'elle n'a pas causé de dommage, ou qu'elle n'en causera pas : il y a une présomption, qui vaut pour tout un chacun, de respect des obligations légales et contractuelles. Renverser cela, cela reviendrait à considérer les entreprises assujetties (les entreprises puissantes) comme des "criminelles-nées", c'est-à-dire les présumer comme devant à l'avenir commettre des manquements, causer des dommages.
- Déterminer sur qui repose la charge de preuve dans le Contentieux Systémique revient à se demander qui doit montrer la part que l’entreprise doit prendre dans la préservation ou la promotion de l’intérêt propre de tout système, qui est de perdurer (v. supra la détermination de l'objet de preuve).
- C'est donc au demandeur, qui demande des comptes à l'entreprise, de supporter la charge de montrer le manquement, mais parce qu'il existe une "Obligation de Compliance", qui est pour l'entreprise de prendre sa part dans la concrétisation des Buts Monumentaux de la Compliance, c'est à l'entreprise de montrer qu'elle a mis en place les structures requises et que celles-ci, dans leur fonctionnement et dans les effets engendrés, produisent des effets qui sont dans la trajectoire menant vers la concrétisation des buts : le contentieux probatoire de la Vigilance tient dans ce raisonnement-là.
- Ainsi, l'Obligation de Compliance, en ce qu'elle opère une obligation probatoire, qui est une obligation substantielle à la charge de l'entreprise, interfère avec le mécanisme en principe inchangé des charges de preuve.
- J'ai commencé à développer cela dans l'étude précitée sur le système probatoire de la compliance :
🧱🕴🏻mafr, 📝Le juge, l'obligation de compliance et l'entreprise. Le système probatoire de la Compliance, in 🕴🏻mafr (dir.) 📕La juridictionnalisation de la Compliance, 2023
- J'ai continué à le préciser dans une des contributions dans l'ouvrage sous presse sur L'Obligation de Compliance📎!footnote-3872, contribution dans laquelle j'ai détaillé chaque effet probatoire, notamment sur les charges de preuve, de types d'Obligations de Compliance produites par tel ou tel dispositif légal ou contractuel :
🧱🕴🏻mafr, 📝Obligation de Compliance : construire une structure de compliance produisant des effets crédibles au regard des Buts Monumentaux visés par le Législateur, in 🕴🏻mafr (dir.) 📕L'Obligation de Compliance, 2024
III. LES MODES DE PREUVE DANS LE CONTENTIEUX SYSTÉMIQUE
- Comment est-ce que l’entreprise peut montrer qu’elle apporte effectivement, efficacement et avec efficience sa part pour que dans le futur le système ne s’effondre pas et s’améliore ?
- À première vue, l'objet de preuve engendre une impossibilité de prouver : prouver l'effectivité du futur est impossible. C'est sans doute pour cela que les entreprises assignées en appellent à la présomption d'innocence, affirmant que l'on en revient à les désigner comme des sortes de criminelles-nées, en présumant qu'elles commettront à l'avenir des dommages, qu'on leur imputerait dès à présent des dommages futurs, ce qui n'est pas admissible, qu'on les sanctionnerait dès aujourd'hui pour ceux-ci, ce qui est contraire aux principes les plus élémentaires du Droit répressif.
- Pour ne pas tomber dans ce tableau des entreprises présentées comme toujours et d'ores et déjà coupables d'un futur qui par nature n'est pas écrit, mais admettre néanmoins que les entreprises sont "responsables Ex Ante" du fait de l'"Obligation de Compliance" que les législations font peser sur elles, s'opère un déplacement.
- Le premier déplacement consiste pour l'entreprise à sortir du système probatoire, lequel porte sur les faits, pour aller dans le mécanisme des engagements, qui, surtout s'ils prennent la forme d'un contrat, en tant qu'il est un acte juridique, permet d'avoir prise sur le futur. Beaucoup d'entreprises procèdent ainsi, doublant leur Obligation légale de Compliance par des Obligations contractuelles de Compliance qui structurent leur chaîne d'activités et façonnent alors le futur, le contrat permettant de pallier le déficit probatoire. C'est notamment ce que les Autorités de concurrence font depuis toujours à travers le maniement des techniques d'engagements, lesquels deviennent obligatoires par la décision unilatérale de l'Autorité, mais les entreprises peuvent utiliser le Droit des contrats pour le faire :
🧱🕴🏻mafr, 📝La volonté, le cœur et le calcul, les trois traits cernant l'Obligation de Compliance ; 📝L’Obligation de Compliance, entre volonté et consentement : obligation sur obligation vaut, in 🕴🏻mafr (dir.) 📕L'Obligation de Compliance, 2024
- Les entreprises peuvent alors rester dans le système probatoire et opérer un déplacement d'objet de preuve, à travers la notion de "crédibilité". Elles peuvent, et doivent, alors démontrer d'une façon crédible qu'effectivement ce qu'elles disent aujourd'hui elles le feront demain. Comme elles ne peuvent être crues sur parole, et s'il n'y a pas d'engagement juridique comme des programmes de compliance, la preuve va en être matériellement apportée par la production d'actions et de comportements déjà passés qui constituent une "trajectoire".
- Cette trajectoire permet de montrer que la continuation de l'action, des comportements, et des effets produits par les structures de Compliance, va produire demain les effets attendus au regard des buts posés par le Législateur (ou le contrat).
- La preuve en est alors apportée par l'entreprise, qui supporte ainsi ce qu'il convient de désigner comme une "charge de crédibilité". C'est le raisonnement qu'a suivi le Conseil d'État dans sa décision du 20 mai 2023, Grande Synthe (dite "Grande Synthe 3")📎!footnote-3870, le Conseil refusant d'ordonner l'astreinte demandée contre l'État car celui-ci, bien que reconnu comme devant agir dans le futur, a pu montrer d'une façon crédible par ses actions passées et en suivant la trajectoire que celles-ci permettent de dessiner que par la suite leur continuation (qui est présumée) permettra d'atteindre les objectifs posés.
- Ce recours à la notion probatoire de trajectoire au regard de ce qu’on a déjà fait, au regard de ce à quoi le Droit de la Compliance oblige pour demain, doit être appliqué d'une façon plus large. En effet, cela donne la juste mesure de ce que l'on demande aux entreprises.
🕰️11h10-11h30. 🎤Ce que des entreprises font et les preuves disponibles qui en résultent, par 🕴️Nathalie Fabbe-Costes, Professeure de gestion à Aix-Marseille Université
Constats introductifs
- L'oratrice a débuté son intervention en exposant la prise de conscience progressive des enjeux environnementaux par les entreprises. Débutant dans les années 1970 et se renforçant au fur et à mesure de l'écoulement du temps (rapport Meadows, rapport Brundtland, 17 objectifs de développement durable de l'ONU, etc.), elle se traduit aujourd'hui par un passage de l'ex post à l'ex ante, les entreprises n'étant plus dans une logique consistant simplement à compenser les externalités négatives liées à leurs activités mais bien à prévenir ces atteintes afin de tendre vers un futur plus désirable.
- À cet égard, elle souligne qu'en interne une impulsion venant du dirigeant et se diffusant dans l'entreprise depuis son sommet (approche top down) n'est à elle seule pas suffisante. Il est nécessaire, pour obtenir de réels changements et effets, que cette approche se double d'une approche bottom up, c'est-à-dire que la stratégie de développement plus durable de l'entreprise soit également portée au plus près du terrain et par des individus tout au long de la chaîne de valeur de l'entreprise.
- Dans ce nécessaire dialogue entre les différents échelons de l'entreprise et de sa chaîne de valeur, les systèmes d'information mis en place jouent un rôle déterminant. Toutefois, l'oratrice souligne qu'il convient d'adopter une approche nuancée de la puissance et du niveau d'information des grandes entreprises. Elle rappelle que la plupart des entreprises ne sont pas verticalement intégrées et ont au contraire externalisé certaines activités et structuré des chaînes d'activités mondiales, distribuées et divisées en un grand nombre d'échelons. Cet éclatement rendant la maîtrise de l'entreprise pilote de la chaîne complexe, aboutissant à des situations dans lesquelles elle ne connaît pas l'ensemble des sous-traitants composants celle-ci et parfois même où elle fait face à des entreprises qui, par leur position, sont en réalité plus puissantes qu'elle.
Attitude et comportement des entreprises
- Ces constats introductifs posés, l'oratrice s'est attachée à analyser la manière dont les entreprises appréhendent les nouvelles exigences qui pèsent sur elles au titre de la durabilité.
- Elle souligne que les approches varient grandement selon les entreprises, allant de l'incompréhension de ce qu'on attend d'elle, conduisant à un déni total, à la mise en place d'une réflexion et d'actions visant à transformer leur modèle économique. Les entreprises étant quoiqu'il en soit toutes au prise avec le même dilemme : la conciliation entre des intérêts financiers à court terme et une vision de plus long terme au profit de la planète et des êtres humains.
- Ces nouvelles exigences imposent aux entreprises de mener une démarche stratégique complète. Elles doivent dessiner une trajectoire, établir un plan détaillant les actions permettant de produire des résultats et le mettre en oeuvre. Elles doivent à ce titre prévoir des dispositifs de contrôle et d'évaluation, permettant de contrôler le bon déroulement de l'exécution du plan et que les actions engagées produisent effectivement les effets prévus. À ce titre, elle souligne que les actions mises en place divergent selon le secteur d'activité de l'entreprise en cause, sa taille, son organisation interne, etc., et dépendent des risques inhérents à ses activités.
Conséquence sur la "fabrique de preuves" des entreprises
- Ces exigences, qui amènent l'entreprise à inscrire son activité dans une stratégie durable, génèrent des documents et informations. En effet, dans la première étape qu'est la définition de sa stratégie durable, elle doit choisir ses cibles, fixer des objectifs, anticiper les difficultés qui pourraient survenir et qui l'empêcheraient d'atteindre ces objectifs. Elle doit ensuite réaliser un mapping de la situation puis l'analyser afin de prioriser les risques et identifier les opportunités de développement liées à son activité et à cette stratégie plus durable. Ces deux étapes que sont la définition de la stratégie et le mapping s'influençant réciproquement.
- Une fois la stratégie déterminée, l'entreprise doit agir. Elle le fait tout d'abord en établissant un plan et en transformant ses organisations tant interne qu'externe, en entraînant avec elle, dans cette stratégie plus durable, ses partenaires. Elle doit ensuite développer des systèmes de suivi, de contrôle et d'évaluation, lui permettant de mesurer les résultats obtenus par ses actions et de piloter les adaptations potentiellement nécessaires.
- Ces différents procédés d'organisation génèrent de l'information, les entreprises constituant à cet égard une sorte de "fabrique de preuves". En effet, dans l'établissement et la mise en oeuvre de leur stratégie de développement durable, les systèmes d'information utilisés, les décisions adoptées, les communications internes et externes, les différents échanges, les contrats, les rapports d'audit (notamment des sous-traitants) et les rapports d'experts, sont autant de "traces" de l'action de l'entreprise.
- Toutefois, ces éléments de preuve ne sont pas forcément disponibles. En effet et par exemple, les systèmes d'information et de pilotage mis en place par les entreprises sont multiples et l'information qui en résulte n'est pas centralisée. Les systèmes de traçabilité ne sont pas automatiquement synonymes de plus de visibilité et plus de transparence. De plus, il ne faut pas exagérer la puissance des systèmes de reporting et de mesure de performance. Ceux-ci dépendent des méthodes et indicateurs de performance retenus par les entreprises et peuvent donc produire des résultats biaisés (ex : divergence des méthodes de calcul des émissions de CO2). En outre, des "parties prenantes" interfèrent avec la fabrication des preuves, que ce soient des consultants, des cabinets d'audit, des organismes de normalisation, etc.
- Enfin, force est de constater qu'en l'état les entreprises ne disposent pas d'autant de preuves permettant de documenter et prouver ce qu'elles font en ex ante que de preuves se rattachant à l'ex post, c'est-à-dire de preuves liées au dommage qui n'aura pu être évité malgré leur action préventive.
🕰️11h30-11h50. 🎤Les différentes techniques probatoires quand un système est impliqué dans un litige, par 🕴️Thibault Goujon-Bethan, Professeur de droit à l’Université Jean-Moulin Lyon 3, directeur du Centre patrimoine et contrats, directeur de l’IEJ de Lyon
- L'orateur a commencé par rappeler ce qu'est une "cause systémique", notion proposée par Marie-Anne Frison-Roche en 2021📎!footnote-3873. Dans ces procès, au-delà des parties au litige et de leurs prétentions, ce sont un ou plusieurs systèmes qui sont impliqués, systèmes dont les intérêts propres dépassent ceux des parties, dans une sorte d'"arrière-litige". Surgissent alors les "Buts Monumentaux". Il souligne que les juges doivent prendre conscience, dans la compréhension qu'ils ont du litige, de l'existence de cet "arrière-litige", dont ils sont également saisi et dont ils doivent donc prendre la mesure.
- Cette nouvelle conception de la saisine du juge a des conséquences sur les techniques probatoires. Dans la conception accusatoire traditionnelle du procès civil, le procès est la chose des parties, le juge est un arbitre neutre des éléments débattus devant lui et la vérité n'a pas une place centrale, le juge doit rechercher ce qui est le moins faux et non ce qui est le plus vrai. Cependant, lorsqu'un système est impliqué, la place de la vérité doit être revalorisée, puisque précisément celle-ci est nécessaire pour faire en sorte que le système dure. Cela rejaillit sur les techniques probatoires dans le Contentieux Systémique, qu'elles soient extra-judiciaires (I) ou judiciaires (II).
I. Les techniques probatoires extra-judiciaires
- L'orateur met en avant la grande liberté qui gouverne et doit gouverner ces preuves constituées en dehors de tout procès. Faisant écho à l'intervention précédente, il souligne qu'elles supposent l'accès à de nombreux éléments produits par les entreprises : données brutes et interprétées, rapports d’audit, rapports d’experts, etc.
- Il rappelle que dans ces Contentieux Systémiques il s'agit d'apporter des éléments de preuve certes sur le passé, mais surtout sur le futur. Les entreprises devant montrer la trajectoire qu'elles suivent et établir la crédibilité des actions qu'elles mettent en oeuvre au regard de cette trajectoire. Cela suppose notamment de recourir à des techniques de gestion fiables ainsi qu'à des sachants, qui seront à même de déterminer si ces actions sont crédibles ou non.
- Il considère qu'il faut que le juge se saisisse pleinement de ces preuves, et qu'il est ainsi nécessaire de diminuer les potentiels obstacles tant à la production de celles-ci (A) qu'à leur appréciation par le juge (B).
A. Absence d’entrave dans la production des preuves
- L'orateur constate que le cadre juridique commun est très accueillant à l'égard de la production de preuves extra-judiciaires et l'est de plus en plus au fil des évolutions jurisprudentielles.
- Constatant que de nombreux éléments de preuve sont produits par l'entreprise elle-même, il explique qu'il ne faut pas considérer que le principe selon lequel "nul ne peut se constituer de preuve à soi-même" pourrait constituer un obstacle. Il démontre qu'il ne faut pas sur-interpréter cette règle, qui ne vise en réalité que le titre et donc l'exigence d'un titre signé lorsqu'il s'agit de prouver un acte juridique et qu'une preuve écrite est nécessaire et que la jurisprudence écarte lorsqu'il s'agit de prouver un fait juridique.
- Il évoque ensuite les questions de licéité et loyauté de la preuve. Il rappelle les conditions d'admission de telles preuves, en soulignant que les obstacles de la licéité et de la loyauté sont des digues en train de céder progressivement, notamment par l'arrêt d'Assemblée plénière du 22 décembre 2023 (captation) et le recul des secrets. Les pratiques probatoires en sont modifiées, pour que le juge civil se rapproche toujours plus de la vérité, soit du fait de l'entreprise qui se constitue des preuves, soit du fait des ONG qui vont spontanément chercher des preuves. La distinction entre obligations de moyens et de résultat continue néanmoins de guider la répartition des charges de preuve en la matière.
- Si l'évolution se fait vers l'admission possible d'un "droit à la preuve", cela signifie d'une part qu'il ouvre cette possibilité précitée pour l'intéressé d'aller lui-même chercher ses preuves et de les produire et d'autre part qu'il est sans doute possible d'aller les chercher chez un tiers, mais il faut alors que cet élément probant ait un rapport direct avec l'objet du litige : en effet, ce droit à la preuve est un droit subjectif substantiel et non pas un simple droit subjectif procédural. C'est pourquoi le juge ne doit ordonner une production forcée, voire une mesure d'instruction, que s'il y a un rapport direct avec la matière litigieuse (ce que justifie sa nature de droit subjectif substantiel), étant observé qu'ici il s'agit d'une matière litigieuse systémique. Le fait probant recherché doit ainsi avoir un "caractère indispensable" pour les "Buts Monumentaux" qui caractérisent la matière systémique et ce type nouveau de contentieux. Le juge doit aussi veiller à ce que les atteintes que peut alors engendrer l'exercice de ce "droit à la preuve", notamment par rapport aux secrets ou à la liberté d'entreprendre, soit proportionnées, légitimes, nécessaires.
B. Absence d’entrave dans l’appréciation des preuves
- L'orateur explique que l'appréciation des preuves par le juge doit être libre. Il rappelle qu'en droit français, mis à part en Droit de la concurrence, il n'y a pas de standard de preuve. Ainsi, il revient en principe au juge d'apprécier les preuves, en fixant lui-même la valeur qu'il leur accorde dans sa conviction.
- Toutefois et par exception, certaines règles imposent au juge de fixer une certaine valeur aux preuves. La loi fixe parfois des équivalences, comme des présomptions. Il se peut aussi qu'elle pose que des éléments suffisent sauf preuve contraire, ou bien encore que certains éléments ne suffisent pas pour fonder exclusivement la décision du juge (ex : un rapport d'expertise judiciaire doit être corroboré pour pouvoir fonder la solution du juge).
- Il souligne enfin la marge de manoeuvre des juges en la matière, qui relève de l'appréciation souveraine des juges du fond.
II. Les techniques probatoires judiciaires
- L'orateur a ensuite abordé les preuves constituées grâce au juge. Il a souligné l'importance pour le juge civil de se saisir pleinement des pouvoirs à sa disposition et d'exercer pleinement son office en matière probatoire. A cet égard, il estime que le juge doit procéder à une "exploitation des techniques probatoires judiciaires désinhibée".
- Il considère également que la place de la vérité doit être revalorisée dans les contentieux systémiques, en raison de leur technicité (vérité technique) et de leur ampleur, ce qui passe par une revalorisation de l’office du juge à tous égards et notamment probatoire. Il n'y a pas de différence dans les Codes entre juge civil et juge pénal sur les moyens dont il dispose pour instruire une affaire
- Le juge, dont l'office probatoire doit se développer, peut ainsi en premier lieu, puiser dans les preuves qui sont produites de l'extérieur et qu'il a le pouvoir d'apprécier, et peut aussi en second lieu gouverner l'établissement de preuve dans l'instance elle-même. Le juge civil étant un juge d'instruction comme un autre, il peut ainsi se rapprocher de la réalité des systèmes impliqués et de la connaissance des besoins propres de ceux-ci (A). Il peut aussi se comporter en "juge d'appui" pour chacune des parties qui elles-aussi peuvent prétendre porter l'intérêt propre du système au-delà de leur intérêt proche, ce que les ONG et les entreprises systémiques allèguent souvent, aussi bien en demande qu'en défense (B).
A. Apporter un appui aux parties
- Le juge peut apporter son appui aux parties en ordonnant des mesures d’instruction. Il peut ainsi ordonner toutes les mesures d’instruction légalement admissibles, et peut le faire en tout état de la procédure, notamment sur l'article 145 du Code de procédure civile. Des contentieux sont en cours sur l'article de cette technique procédurale dans des Contentieux Systémiques. Il faut alors que soit faite la démonstration d’un motif légitime, que la demande soit circonscrite dans l'espace et dans le temps, soit proportionnée aux intérêts en présence, ménage les secrets éventuellement en cause. Il peut aussi ordonner des mesures de production forcée, contre lesquelles l'intéressé peut invoquer un empêchement légitime.
- Une question ouverte porte sur la possibilité de demander la fabrication de preuve : Est-ce que le juge peut ordonner la production d’interprétations de données, d’un indicateur spécifique, de données agrégées ? ou que de données brutes ? Ce renvoie à la question des preuves ex novo, constituées pour les besoins de la cause. Le Droit positif y est peu ouvert, la production de pièces ne pouvant porter que sur des éléments existants, mais jurisprudence de l'Union européenne admet preuves ex novo notamment dans le contentieux de concurrence et l'orateur estime qu'il faudrait faire évoluer la jurisprudence nationale dans les Contentieux Systémique.
B. Supplanter les parties
- Le juge est acteur de la preuve et l'on peut concevoir qu'il aille chercher des preuves, éventuellement même si personne ne lui demande. Il peut en effet ordonner d’office des mesures d’instruction. Il peut d’office inviter les parties à produire des pièces, mais il ne peut pas ordonner d'office la production forcée de preuves. Il pourra néanmoins tenir compte de l'abstention des parties face à son invitation....
- En outre, il pourra avoir recours à l'amicus curiae, pour que les intérêts propres du système soient portés devant lui, pouvant décider d’auditionner un sachant pouvant lui apporter son expertise sur le système impliqué.
- Certes, cela n'est pas réglementé par les textes pour la première instance, mais la pratique démontre que quand des enjeux systémiques sont en cause cela est possible et utile, comme l'a montré la pratique du Tribunal judiciaire de Paris de 2023 et 2024, ordonnant des mesures de désignation d’amici curiae
- L'orateur conclut de la manière suivante : « Il faut une libéralisation de la preuve dans ces contentieux et que le juge investisse avec mesure et équilibre son office probatoire, qui lui est reconnu dans le Code de procédure civile ».
🕰️11h50-12h30. Débat
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