21 juin 2023

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Document de travail

🚧Les conditions requises pour favoriser la "contractualisation" du Droit

par Marie-Anne Frison-Roche

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► Référence complète : M.-A. Frison-RocheLes conditions requises pour favoriser la "contractualisation" du Droit, Document de travail, juin 2023.

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🎤Ce document de travail a été élaboré pour servir de base à la conférence de clôture du colloque La contractualisation du droit. Acte II, organisé par la Société de législation comparée (SLC) et le Procuradoria Geral do Estado do Rio de Janeiro (PGE-RJ), les 19, 20 et 21 juin 2023.

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📝Il sert aussi de base à un article, "Les conditions requises pour favoriser la "contractualisation" du droit", publié dans l'ouvrage 📗La contractualisation du droit. Approches françaises et brésiliennes.

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► Résumé du document de travail : 

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🔓lire le document de travail ci-dessous⤵️

1. Souvenirs anciens et profonds🔺Le thème de la "contractualisation du Droit" ne peut qu'à la fois me rappeler des souvenirs et m'ouvrir des perspectives. D'abord parce que cette "contractualisation" de tout renvoie au "modèle du marché", sujet sur lequel j'avais écrit dans les Archives de philosophie du Droit en 1995📎!footnote-2990, article auquel Mustapha Mekki s'est référé dans sa démonstration introductive. Tous les intervenants ont également beaucoup évoqué la place de la "volonté" : la même année j'ai publié un article sur  "La distinction entre la volonté et le consentement dans le droit des contrats" dans la Revue trimestrielle de droit civil📎!footnote-2991, tandis qu'en 2000, lorsque nous avons décidé de consacrer le volume des Archives de philosophie du Droit, dont j'étais rédactrice-en-chef, au thème général de L'obligation, j'avais choisi de traiter la perspective "Volonté et obligation"📎!footnote-2992. Ces questions demeurent ouvertes et notre avenir s'y joue.

 

2. Toujours remettre sur le métier, pour trouver de nouvelles solutions à de nouveaux enjeux🔺Il y a en effet toujours urgence à revenir sur cette tension entre la volonté qui permet aux personnes d'être libres, le contrat étant alors le moyen pour elles de concrétiser cette liberté, et le consentement parce que celui-ci peut cesser d'être l'expression de cette liberté pour devenir un objet de marché, détaché de la volonté, les marchés de consentement étant un grand danger de l'espace numérique, par lesquels la Démocratie elle-même pourrait défaillir de l'intérieur. C'est sous cet angle que j'ai approfondi ce thème au regard de l'espace numérique, notamment dans un article de 2018, "Oui au principe de la volonté, Non aux consentements purs"📎!footnote-2993

 

3. Lier contrat, obligation, compliance, vigilance et juge🔺Au regard de cette urgence, de cette ambivalence du contrat, qui peut être la meilleure ou la pire des choses du fait même de ce jeu entre la volonté et le consentement, avec de nombreux collègues dans un travail collectif autour du Journal of Regulation & Compliance (JoRC), nous sommes en train de tenir en 2023 une série de colloques autour de la définition de "L'obligation de compliance"📎!footnote-2994, dont la "vigilance" constitue la "pointe avancée", tandis que les Hautes Juridictions françaises ont tenu le 2 juin 2023 un colloque fondateur : De la Régulation à la Compliance : quel rôle pour le Juge ?, ces thèmes de l'obligation, du devoir, de la vigilance, de la RSE, de l'office du procureur, du régulateur et du juge, étant tous abordés et mis en corrélation.

 

4. Penser d'une façon unifiée la contractualisation, et l'usage du contrat, puis cerner les conditions sous lesquelles cette contractualisation et cet usage du contrat sont admissibles. Plan 🔺 Il ressort de l'examen des textes, des décisions et des pratiques que ceux-ci sont difficiles à appréhender en ce que la "contractualisation" concerne toutes les branches du Droit, que le plus souvent elle concerne très peu de mécanismes au sein de celles-ci mais aux conséquences très grandes, qu'on y trouve peu de contrats. Il faudrait sans doute voir au-delà des branches du Droit à partir de mécanismes isolés au sein de chacune pour avoir une représentation fiable de ce qui se passe. En effet, ce qui procure de l'unité relève pour l'instant de l'appréciation portée sur ces mécanismes spécifiques, unité provenant alors d'une sorte d'approbation en bloc ou d'une désapprobation en bloc. L'on ne sépare jamais une pratique, que l'on ne connaît jamais parfaitement, de l'idée que l'on en a. Mais il serait utile de s'arracher de cet affrontement pour penser en unité la contractualisation et son outil technique qu'est le contrat, cette confusion entre l'outil et le modèle constituant le premier des obstacles (I), en reconnaissant tous les obstacles pour ce faire. Cela permettra d'identifier mieux les conditions sous lesquelles cette contractualisation est admissible, quelle que soit la branche du Droit (II).

 

 

I. POUR PRENDRE POSITION, PENSER EN UNITÉ LA CONTRACTUALISATION ET SON OUTIL TECHNIQUE : LE CONTRAT

 

5. Difficultés de compréhension liées au fait que le contrat n'est qu'un outil de la "contractualisation"🔺La difficulté vient souvent du fait que l'on ne sait pas ce dont on parle. Le juriste qui s'appuie sur des termes précis, requis pour l'art obligé de la qualification, croit être dans le Droit des contrats, alors que le terme de "contractualisation" désigne plutôt le recours à des techniques d'engagement, de négociation, d'accord, et de "consentement" à une "proposition" faite par une entité qui ne sera pas même une personne juridique. C'est alors le sujet privilégié de la sociologie, de la science politique, d'analyse économique ou de la psychologie sociale, mais personne ne songe par exemple à revendiquer l'application du Droit des contrats au résultat obtenu. Le "contrat" ne serait donc qu'une image... Pourtant, ce sont parfois de véritables contrats, au départ, en cours de "process" (car il devient difficile de parler de procédure, et donc par exemple de droits de la défense...) ou en fin de parcours, notamment par des contrats de transaction en bonne et due forme. 

 

6. Enjeu de hiérarchie des normes si le contrat devenait le "modèle" des normes qui lui sont hiérarchiquement supérieures🔺De la même façon que la réglementation est et n'est qu'un outil de la Régulation📎!footnote-2995, que la conformité est et n'est qu'un outil de la Compliance📎!footnote-2996, le contrat ne serait qu'un outil de la contractualisation. Mais les deux premières réalités ne brisent pas la hiérarchie des normes. En effet, les réglementations sont hiérarchiquement inférieures aux lois et aux Constitutions, alors qu'à leurs gardiens que sont les juridictions, de la même façon que les outils de "conformité" qui assurent le respect des textes applicables assurent l'effectivité de cette hiérarchie. Dans la hiérarchie des normes le contrat est à un niveau inférieur aux règlements. Dès lors, que le contrat obéisse à une logique différente à celle des réglementations, lois et Constitutions, ne pose pas difficulté, puisque la hiérarchie, dont les juges sont les gardiens, imposent aux contractants d'ajuster leurs volontés à une obligation de compatibilité aux normes supérieures qui s'imposent à eux.

 

7. Nécessité d'éviter le modèle du "Contrat total" :  ne pas se limiter au critère de l'efficacité, choisir de s'ancrer d'une façon substantielle dans des Buts Monumentaux🔺Mais si les contrats deviennent le modèle, ce qu'Alain Supiot désignerait volontiers comme le "modèle total", reflet du "marché total"!footnote-3009, ce sont alors les réglementations, lois et Constitutions qui incorporent une logique contractuelle avec laquelle ils deviennent compatibles, basée sur la négociation, l'accord et l'exécution de l'engagement dont le juge est le garant de l'exécution, ce qui inverse la hiérarchie des normes. L'on peut l'admettre, mais il faut alors le fonder. C'est l'enjeu même de la théorie du Droit de la Compliance, basée non pas sur l'efficacité, car celle-ci est porteuse de grands dangers pouvant s'appliquer à tout projet politique, mais sur des Buts Monumentaux📎!footnote-2997, au regard desquels les contrats doivent s'interpréter et être contrôlés par le juge📎!footnote-2998.

 

8. Difficultés de compréhension liées au fait que le Droit des contrats correspond de moins en moins au "modèle du contrat"🔺Le sujet est d'autant plus difficile à appréhender techniquement que toutes les branches du Droit semblent atteintes par ce "mouvement de contractualisation", caractérisé assez peu par la présence véritable de contrats mais plutôt par une façon de faire à base de négociation et d'accords obtenus quelle que soit la qualité des personnes et entités impliquées dans un tel processus, alors que le Droit des contrats s'éloigne de ce modèle. Cela n'est par exemple pas vrai du "modèle du marché" : l'adoption du modèle du marché s'accompagne de la prédominance du Droit de la concurrence📎!footnote-2999. Mais cela n'est pas le cas en Droit des contrats. Tandis que le contrat de travail a pendant quelques décennies recouvré sa nature bilatérale, ce qui a conduit Gérard Lyon-Caen à qualifier d'une façon critique ce mouvement de "réversibilité du contrat de travail"📎!footnote-3000, le Droit des contrats a été d'une part comme transpercé par un Droit de la consommation qui a contaminé le droit commun de sa logique protectrice de l'un contre l'autre, tandis que les droits subjectifs a "fondamentalisé" le Droit des contrats.  Ainsi n'est plus resté que le modèle... Et l'un des sujets techniques est de savoir si des parties peuvent dans le silence des textes adopter des pactes nus, selon la terminologie romaine, la liberté contractuelle n'ayant en rien la même puissance constitutionnelle qu'elle a aux États-Unis. La jurisprudence autour des pactes extra-statutaires tourne autour de cette question-là. Il est donc remarquable qu'en Droit français la contractualisation du Droit semble avoir "profité" ou "atteint" toutes les branches du Droit, sauf le Droit des contrats. Ainsi les mécanismes ici étudiés, par exemple dans le procès ou entre l'État et les Régions, relèvent techniquement du plan, de l'engagement ou de la convention, mais pas du contrat.

 

9. Une question simple : si la loi n'a rien prévu, peut-on convenir toujours ?🔺Mais si l'on revient à des questions simples : dans le silence des textes et même lorsque des lois ont prévu des dispositifs, peut-on se mettre d'accord sur un objet et l'exécuter, saisir un juge de droit commun lorsque l'exécution ou la formation ou le sens du contrat pose difficulté ? Quand je lis et j'écoute les analyses sur ce qui est qualifié de "contractualisation", par exemple la convention judiciaire d'intérêt public en Droit français (CJIP), je comprends que cela ne signifie pas pour autant que le parquet fasse faire un contrat. Peut-il faire un accord qui n'entre pas dans les prévisions du Code de procédure pénale, malgré son pouvoir très large d'opportunité des poursuites. De la même façon, si une entreprise, assujettie à une obligation légale de vigilance, contractualise cette obligation, cesse-t-elle d'être responsable ? Celle-ci, selon les termes mêmes de la loi de 2017, ne peut cesser d'être personnellement responsable comme l'a rappelé la décision du Conseil constitutionnel du 23 mars 2017📎!footnote-3001. Dès lors aucun instrument ne peut conduire à un transfert de cette responsabilité, interdiction que rappelle la directive CS3D.

 

10.  Il n'y aurait de contractualisation que dans les cas d'ouverture et les conditions prévus par la loi🔺Si l'on reprend le Droit relatif au devoir de vigilance, aussi bien la décision du Conseil constitutionnel du 23 mars 2017📎!footnote-3001 que les travaux sur le devoir de vigilance, et notamment la Directive (Corporate Sustainability Due Diligence - CS3D), l'entreprise ne peut cesser d'être personnellement responsable car c'est le Législateur qui l'oblige, responsabilité dont un simple contrat ne peut pas la démettre : le contrat est un moyen d'exécuter son obligation légale et n'est pas un moyen de l'éviter. Le Législateur est donc bien toujours "présent à la table des contractants", pour reprendre l'expression du Doyen Carbonnier.

 

11.  Le contrat ne pourrait-il se développer que dans les cas d'ouverture et conditions prévus par la loi ? : situation paradoxale d'une administration toute-puissante par le contrat 🔺Ainsi et pour continuer dans ces exemples de la Convention judiciaire d'intérêt public et des stipulations de vigilance qui ont plus particulièrement retenu l'attention, les entités concernées ne pourraient pas sur feuille blanche organiser des conventions et c'est toujours bien pour exécuter des obligations légales que la technique contractuelle ou conventionnelle est utilisée, technique elle-même dessinée par la loi. De la même façon qu'on a beaucoup répété ad nauseam qu'une société est un contrat, celui-ci n'est que son acte de naissance, les formes sociétaires étant une palette offerte par le Législateur dans laquelle les associés choisissent, l'idée d'une société qui ne serait régie que par la volonté de ceux-ci ayant été souvent avancée, la structure sociétaire s'adossant alors sur un seul "contrat-organisation", mais jamais mis en pratique. Les contrats dans les groupes de sociétés y font d'autant plus leur chemin que les entreprises se gardent de demander la personnalité morale sur cette unité économique et sociale.

 

12.  Engendrement de critiques de tous les côtés, toujours contre un excès de puissance, inhérent soit de la part des entreprises, soit de la part de l'Etat 🔺Mais il ne peut qu'en résulter un concert de critiques, qui se déversent les unes contre les autres et se neutralisent. En effet, ceux qui pensent que l'Etat doit rester le maître des normes et de leur application constatent que la "contractualisation" de son action a permis aux entreprises d'accroître leur puissance et que, sous couvert de servir un intérêt général universel qu'elles définissent désormais au passage📎!footnote-3002, elles seraient devenues toutes puissantes, les régentes du monde📎!footnote-3003 et les propriétaires de notre avenir. Il ne s'agirait pas d'une dérive de quelques entreprises mais d'un excès de pouvoir inhérent à elles car leur nature est dans l'expansion, ce qui n'est pas dans la nature de l'État, les entreprises n'étant pas parties au contrat social. Il faudrait donc faire rentrer le fleuve détourné dans son lit et mettre les entreprises sans frontière à leur juste place : celle d'assujetties.

Mais l'on trouve une critique tout autant violente de la part de ceux qui insistent sur le fait que cette contractualisation n'a pas fait entrer le principe de liberté contractuelle dans les procédés techniquement bâtis : de fait, l'entreprise ne peut pas refuser la CJIP, de droit elle doit demeurer vigilante. Dès lors qu'elle est contrainte d'accepter, elle perd ce qui est le fondement même du contrat et de la convention : la liberté négative de refuser l'accord et doit par avance se résoudre à signer ce qui n'est qu'un acte unilatéral accepté et non pas un acte élaboré en commun. La contractualisation serait dès lors comme une soumission plus cruelle, puisqu'acceptée, la citation de La Boétie revenant à l'appui.

 

13.  L'actuel dialogue de sourds du fait du caractère symétrique des critiques 🔺Ces critiques ont du mal à se nourrir les unes les autres en ce qu'elles sont en bloc et se développent en symétrie l'une de l'autre. L'on peut dire qu'elles sont l'une et l'autre fondées, peuvent l'une et l'autre s'appuyer sur des exemples. Comme elles n'ont pas de points de contact, elles se développent en parallèle. Sans perdre le bénéfice de ces critiques émises d'une façon continue de part et d'autre, l'on peut changer la perspective pour trouver une unité à cet usage de la négociation et de l'accord ou de l'adhésion (ce à quoi renvoie la "contractualisation").

Parce que le contrat n'est alors utilisé que comme un "outil", la "contractualisation" étant elle-même un moyen, il convient de regarder concrètement les finalités. Non pas d'une façon abstraite, l'État se prévalant abstraitement de l'intérêt général qu'il incarnerait toujours et définitivement, la contractualisation avec des opérateurs stratèges y portant atteinte, les opérateurs se prévalant abstraitement du principe de liberté dont ils devraient toujours bénéficier, l'État retors accroissant son emprise par des accords que l'on ne peut refuser.

D'une façon plus concrète, lorsqu'on examine l'ensemble des techniques objets des négociations et des accords, techniques qui sont à la fois plus petites et plus amples que les branches du Droit classique à travers lesquelles nous les appréhendons, ce sont toujours les mêmes finalités qui sont poursuivies : des finalités systémiques à l'aune desquelles les pouvoirs des uns et des autres doivent s'ajuster📎!footnote-3004.

 

14.  Opportunité de donner une nouvelle unité par les buts systémiques, contrainte pour tous fixée par le Politique, laissant aux opérateurs la liberté des moyens, sous la supervision des Régulateurs et des juridictions🔺Si l'on identifie la spécificité de l'action publique lorsqu'elle repose sur l'assentiment du destinataire, lequel participe à l'élaboration de la norme et reçoit donc celle-ci volontiers, ce qui fut souvent désigné comme de la "co-régulation", voire de la "méta-régulation", cette façon de faire, sauf à se dissoudre dans l'art de la politique et de la sociologie générale sur "le droit négocié", il s'agit toujours de viser des finalités systémiques : lutter contre des défaillances systémiques (bancaire et financière), agir pour l'amélioration des systèmes (probité, dignité, durabilité).

Ces buts systémiques sont établis par le Politique, par des lois et des principes, l'Union bancaire étant le parangon de cette structuration, tout convergeant vers un seul et simple but : éviter la disparition du système bancaire européen. Parce que ces systèmes, bancaire, financier, énergétique, numérique, climatique, sont tenus dans la durée par des entreprises cruciales, ce sont elles qui sont en charge de l'effectivité, l'efficacité et l'efficience des dispositifs pour atteindre ces buts. Les contrats, conventions et engagements sont alors un outil comme un autre, se mêlant aux sanctions et aux récompenses sans plus distinguer les uns des autres, le même mécanisme pouvant comprendre les deux.

 

15.  Liberté des opérateurs de dessiner les moyens au regard des finalités auxquelles ils peuvent adhérer sans se substituer au Politique qui les fixe🔺Le contrôle du pouvoir que cela engendre, et pour l'État (qui est légitime à fixer les buts mais qui a conscience de ses limites) et pour l'entreprise (qui est assujettie en raison même de sa puissance et qui exprime sa puissance et demeure une personne juridique libre) s'opère non pas à partir des points de départ de l'un et de l'autre, mais au regard des Buts qui sont des contraintes et pour l'un et pour l'autre📎!footnote-3005.

Cela suppose qu'à la fois les entreprises soient maîtresses des outils qu'elles mettent en oeuvre pour satisfaire la volonté politique d'atteindre des buts systémiques, volonté politique à laquelle elles peuvent adhérer mais à laquelle elles ne peuvent pas se substituer. Ainsi la Responsabilité sociale des entreprises, leur raison d'être ou leur mission peut leur permettre de renforcer la fixation de ces buts, leur volonté convergeant, la volonté des entreprises venant en "renfort" alors avec celle du Politique, mais la volonté des entreprises ne doit pas leur permettre de se substituer aux Autorités publiques qui ont l'apanage de fixer les buts📎!footnote-3006.

 

16. Supervision des entreprises par des Régulateurs, des juridictions et des parties prenantes🔺Puisque les entreprises ont les moyens d'action, que le Législateur les recherche pour cela, le système juridique va organiser leur supervision. Le modèle est là encore le système bancaire. Au-delà du Droit de la Régulation bancaire, portant sur les structures, s'exerce le Droit de la Supervision bancaire, s'appliquant aux opérateurs bancaires, en ce qu'ils tiennent eux-mêmes le secteur et sont les mieux placés pour en gérer les risques et mettre en oeuvre une politique. Plus encore s'y articule un Droit de la Compliance bancaire, obligeant les acteurs à un comportement interne conforme aux attentes systémiques📎!footnote-3007. Le numérique engendre des Autorités publiques de supervision dont le pouvoir s'étend sans considération des limites territoriales. Les juges sont au centre et sont en train de changer la conception de leur office, aussi bien leur office processuel que leur office substantiel📎!footnote-3008. Les parties prenantes, notamment par les droits processuels qu'elles possèdent et les obligations nouvelles d'information extra-financière pesant sur les entreprises cruciales, obligent également les entreprises à rendre des comptes sur les efforts effectivement effectués.

 

17. Face à cette unité, trouver les conditions pour que ces procédés de négociations, engagements et accords soient admissibles🔺Mais en pratique comment faire pour que la négociation, l'accord, l'engagement, la convention ne soit pas l'expression de la volonté d'un seul (la puissance de l'Autorité publique, la puissance de l'entreprise...). Il faut que le système juridique insère des conditions et désignent des gardiens effectifs pour le respect de celles-ci. Ces conditions ne sont pas propres à tel ou tel mécanisme, ou à telle ou telle branche du Droit mais reposent sur la distinction et l'articulation entre la Volonté et le consentement.

 

II. IMPOSER DES CONDITIONS ET DES GARDIENS POUR FAVORISER LE MODELE CONTRACTUEL DE L'ELABORATION DU DROIT ET DE L'ACTION PUBLIQUE

 

18.  Penser les conditions pratiques des négociations et des engagements à travers la distinction de la Volonté et du consentements🔺Comme il avait été souligné📎!footnote-3010, le Droit classique des obligations considère que le consentement est ce par quoi la libre volonté d'une personne s'exprime, trace et preuve de celle-ci, l'échange des consentements étant ce qui formalise la rencontre des volontés. Si ce consentement devient autonome de la volonté de la personne, alors il devient un objet qui peut n'être le "signe" de rien, devenir un objet que la personne va céder. Lorsque les personnes sont dans des systèmes très puissants, qu'il s'agisse de l'administration (c'est alors l'entreprise qui pourrait être dépossédée de sa volonté et ne plus pouvoir "que consentir sans vraiment vouloir") ou qu'il s'agisse du marché (c'est alors l'Autorité publique qui pourrait être dépossédée de sa volonté et ne plus pouvoir "que consentir sans vraiment vouloir"), ou des systèmes technologiques ou climatiques contre lesquels les volontés n'auraient plus prise, c'est bien à propos de cette désarticulation entre Volonté et consentement qu'il faut se concentrer.

Or, le Droit civil traditionnel ne l'a pas appréhendé au-delà de la théorie des vices du consentement, que l'on ne songe d'ailleurs pas à appliquer aux mécanismes spécifiques de la contractualisation, par exemple la CJIP. C'est plutôt le Droit économique qui pourra le faire, d'une part parce qu'il part des situations de fait et, d'autre part, parce qu'il intègre davantage la dimension systémique de celles-ci📎!footnote-3011. Le Droit économique va le faire en imposant de nombreuses conditions qui vont justifier l'ensemble de ces mécanismes, conditions dont les Régulateurs et les Juges sont gardiens de l'effectivité.

 

19. L'idéal de restaurer l'intimité entre consentement et Volonté, pris en charge par la Compliance numérique🔺La première condition est radicale et consiste à veiller à ce que le lien ne soit plus brisé entre la Volonté de la personne et son consentement qui circule pourtant sur le marché. C'est expressément l'objet du Règlement européen du 27 avril 2016 que l'on désigne très hâtivement de RGPD mais dont le titre complet est relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données. Il s'agit en effet tout à la fois de faire circuler ces valeurs que sont les informations et, parce qu'elles concernent des personnes physiques, de permettre à la volonté de celles-ci d'en conserver une maîtrise, le consentement qu'elles donnent à leur captation, leur maniement et leur transfert devant demeurer la preuve de leur volonté libre et éclairée pour ce faire.

Ce souci a été directement confié aux entreprises qui manient ces données, à travers le Droit de la compliance📎!footnote-3012. Les Autorités publiques en charge de l'effectivité comme les Juges, notamment la Cour de Justice de l'Union européenne, ont obligé les entreprises à mettre en place les technologies pour préserver, voire pour restaurer, ce lien entre consentement et Volonté, le Droit de la Compliance étant alors la voie par laquelle cet espace peut être régulé. 

 

20. Favoriser les négociations et accords en veillant à ce que tous les intérêts impliqués y soient représentés🔺Mais cette restauration est souvent difficile. Il faut alors non plus être dans une perspective de "restauration", en renouant au profit de la personne concernant le lien entre son consentement et sa Volonté, mais plus directement assurer le souci de son intérêt. En effet, dans bien des mécanismes visés par la contractualisation, des intérêts ne sont pas représentés directement, l'accord se faisant à deux, alors que les intérêts sont très divers. Pour ne prendre qu'un exemple, les victimes ne sont pas parties à la CJIP. L'on considère que le Parquet, en tant qu'il vise l'intérêt général, aura souci d'elles en proposant une indemnisation à leur faveur dans la proposition qu'il formule envers l'entreprise. Des associations de victimes contestent cette présentation. L'on peut penser que le contrôle du Juge serait sur ce point bienvenu, mais il demeure formel.

D'une façon plus générale cependant, le cercle des personnes concernées s'élargit, ne serait-ce qu'à travers la nouvelle notion de "parties prenantes", notion de plus en plus juridique. Les associations doivent avoir une plus grande place dans les mécanismes de concertations et l'action publique. De cela, le Droit du travail est un exemple.

 

21. Promouvoir la catégorie juridique de "cause systémique"🔺En outre, les Autorités publiques, et le juge administratif à leur suite, agissent dans une perspective systémique qui leur est naturelle, administration ou ministère public, que l'on présente celui-ci comme représentant la société globale, l'intérêt général ou la loi. Dès lors les procédures et les contentieux qui s'enclenchent et se déroulent sous leur impulsion ont cette nature systémique. Cette nature s'accroît lorsque des systèmes au sens plus précis du terme sont impliqués, comme le système bancaire, financier, numérique, numérique, climatique, etc. Les cas de conflits dans lesquels ces systèmes sont impliqués méritent d'être qualifiés de "causes systémiques", comme cela fût proposé en 2021📎!footnote-3013. La plupart des mécanismes de contractualisation concernent des causes systémiques, qui mêlent les différentes branches du Droit, et pénètrent ainsi dans les procès, que ceux-ci soient répressifs, administratifs, commerciaux ou civils, selon les mêmes techniques. Il s'agit toujours de trouver des solutions qui permettent aux systèmes impliqués de perdurer à l'avenir, la notion de durabilité étant essentielle et transformant de ce fait l'office du juge. Les Autorités de Régulation et les entités qui peuvent porter ce souci du futur, les ONG étant aussi porteuses de cela, y ont un rôle central. Tout ce qui peut procéduralement les rapprocher, notamment la technique de la médiation, doit y être favorisé. Les techniques qui favorisent l'information de l'autre, et l'information du juge, notamment construites autour du principe du débat contradictoire, doivent y être favorisées.

 

22.  Admettre la dégradation de la Volonté en consentement mécanique si la personne concernée est effectivement bien traitée🔺Mais il peut arriver que soit le lien entre Volonté et consentement ne puisse être véritablement reconstitué📎!footnote-3014, soit que les intérêts en cause, des personnes et des systèmes, ne puissent véritablement être représentés dans les mécanismes de négociation et d'accord. Il faut alors adhérer au souci de l'autre, au solidarisme qui conduit le puissant à prendre en charge le faible alors qu'il n'y a pas intérêt, à l'éthique des affaires, à la responsabilité sociale, à la notion de devoir qui conduit le puissant à utiliser l'avantage que lui donne sa situation au bénéfice de celui-ci qui dépend de lui. La sagesse du Droit des contrats conduit cette branche du Droit-là à ne pas mêler Droit et Morale, tandis que la déontologie renvoie à un ensemble de pratiques professionnelles cristallisées dans des normes, supervisées par des organes et des ordres qui eux-mêmes rendent compte devant des juridictions. Mais la Corporate Social Responsibility (CSR) est avant tout une théorie financière qui est basée sur un calcul de rentabilité plus fin, intégrant davantage de critères et élaboré à plus long terme. Un peu comme le fait un État. Comme manque le mécanisme électif par lequel la responsabilité politique s'exprime, c'est alors avant tout sur le terrain du Droit de la responsabilité que la réalité de ces présentations peut être approuvée, comme le montre l'évolution du Droit de l'évolution du Devoir de Vigilance, mis en place par les entreprises et désormais imposé par le Législateur, basé sur des plans coconstruits par l'entreprise et les parties prenantes pour que soit concrétisée l'obligation légale de compliance qui pèse sur l'entreprise📎!footnote-3015.

 

23.  Développer un nouveau système probatoire🔺Pour que cela ne soit pas seulement un discours, l'enjeu est aujourd'hui de construire un système probatoire, pour l'instant embryonnaire, quelle que soit la branche du Droit que l'on considère📎!footnote-3016. En effet, comme j'ai pu le souligner dès 2020, c'est l'entreprise qui supporte une "obligation de compliance", et notamment au sein de celle-ci une "obligation de vigilance", prévue par les lois au regard des buts systémiques visés par celles-ci. C'est pour exécuter cette obligation légale que des négociations, engagements et accords ont lieu ou sont tentés. Les entreprises, parce qu'elles sont avant tout assujetties avant que d'être débitrices (ou créancières) de stipulations, supportent la charge de prouver l'exécution de cette obligation.

Mais cette obligation consiste pour l'entreprise à faire ses meilleurs efforts pour concrétiser ce que les Autorités publiques lui ont confié : une part de l'intérêt général global (par exemple au sein de chaînes de valeur). La preuve de cette obligation de moyens doit être apportée par l'entreprise qui doit montrer ce qui a été obtenu au regard des buts, selon une "trajectoire" qui rend possible d'atteindre ceux-ci pour la part qui concerne l'entreprise. Dans cette démonstration probatoire, la part de l'expertise est grande.

Cela est déterminant non seulement quel que soit le contentieux, mais encore en dehors de tout contentieux car les entreprises puissantes doivent aujourd'hui à la fois rendre compte d'une façon permanente à l'égard de ceux qui sont affectés (négativement ou positivement) et ne sont pas en charge de sauver le monde pas plus qu'elles ne peuvent prétendre le régenter.

 

24. Conclusion : favoriser sous conditions🔺Le Droit, s'il distingue et réarticule Volonté et consentement, s'il distingue et réarticule contractualisation et contrat, s'il protège directement les divers intérêts impliqués et en leur donnant des gardiens, peut favoriser ce mouvement de négociations, d'engagements et d'accords qui se dégage de la culture d'opposition qui épuise sans tomber dans la culture de domination.

Le Droit le peut parce que la force de s'accorder est dans les personnes et la force de poser des conditions est dans la Loi, tandis que l'art de distinguer les catégories est le Droit lui-même.

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5

Notamment le colloque de deux jours co-organisé par le Journal of Regulation & Compliance (JoRC) et l'Université Paris Panthéon-Assas les 13 et 14 juin 2023 : 🧮Compliance : obligation, devoir, pouvoir, culture.

7

🕴️M.-A. Frison-Roche, 📝Le Droit de la Compliance, 2016 ; 🕴️M.-A. Frison-Roche, 📝Compliance et conformité, 2023.

11

Voir dans l'ouvrage dirigé par 🕴️Jean-Baptiste Racine, 📕Le Droit économique au XXIème siècle. Notions et enjeux, 2020, les contributions relative aux notions suivantes : 

12

🕴️G. Lyon-Caen, 📗Le droit du travail. Une technique réversible, 1997.

16

🕴️A. Supiot (dir.), 📗L'entreprise dans un monde sans frontières. Perspectives économiques et juridiques, 2015.

Voir notamment son introduction et pour le sujet qui nous intéresse la contribution relative au maniement du Droit pénal par l'entreprise : 🕴️A. Supiot, 📝Introduction. L'entreprise face au marché total et 🕴️S. Manacorda, 📝La dynamique des programmes de conformité des entreprises : déclin ou transfiguration du droit pénal des affaires ?

18

🕴️M.-A. Frison-Roche, 🖥️L'usage des puissances privées par le Droit de la Compliance pour servir les droits de l'Homme, in 🕴️J. Andriantsimbazovina (dir.)🧮Puissances privées et droits de l'homme, 2023.

19

Sur les conséquences techniques de cela, aussi bien en Droit des sociétés qu'en Droit des contrats, 🕴️M.-A. Frison-Roche, 🎤L’obligation de compliance, entre volonté et consentement : obligation sur obligation vaut, in 🧮Compliance : Obligation, devoir, pouvoir, culture, 2023.

20

Sur le mouvement général décalqué de ce secteur, 🕴️M.-A. Frison-Roche (dir.), 📕Régulation, Supervision, Compliance, 2017.

23

Sur cette dimension systémique, v. supra n°14.

26

V. supra n°18

27

V. par ex., 🕴️M.-A. Frison-Roche, 🎤L'esprit des Lois en matière de vigilance, in 🧮Réalités et défis de la CSRD - Perspectives du devoir de vigilance, 2023.

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