Nov. 9, 2014

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Allons-nous vers un affrontement entre le juge français et le juge européen à propos de la règle Non bis in idem ?

by Marie-Anne Frison-Roche

La Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) a rendu un arrêt le 4 mars 2014, Grande Stevens, affirmant qu'en matière financière, l'État italien ne peut pour un même fait infliger à une personne et une sanction pénale et une sanction administrative.

Le Conseil constitutionnel vient de rendre une décision sur QPC le 24 octobre 2014, M. Stéphane R. et autres (Cour de discipline budgétaire et financière), concluant à la constitutionnalité d'un tel cumul. Par un arrêt du 23 juillet 2014, le Conseil d'État avait estimé que la question était suffisamment sérieuse pour qu'elle lui soit posée.

Les deux Considérants justifiant la solution la motivent ainsi :

Le premier pose "que le principe de nécessité des peine n'interdit pas au législateur de prévoir que certains faits puissent donner lieu à différentes qualifications ; que le principe de proportionnalité des peines ne fait pas obstacle à ce que, lorsque des faits peuvent recevoir plusieurs qualifications ayant un objet ou une finalité différents, le maximum des sanctions prononcées par la même juridiction ou autorité répressive puisse être plus sévère que pour des faits qui ne pourraient recevoir que l'une des ces qualifications ; que les sanctions prévues par les articles L.313-1, ..., du code des juridictions financières ne sont pas contraires aux principes de nécessité et de proportionnalité des peines".

Le second pose que "le principe de la nécessité des peines ne fait pas obstacle à ce que les mêmes faits commis par une même personne puissent faire l'objet de poursuites différentes aux fins de sanctions de nature disciplinaire ou pénale en application de corps de règles distinctes devant leurs propres ordres de juridictions".

Certes, le fait qu'il s'agit d'une des multiples ramifications de ce qu'il est convenu d'appeler L'affaire Tapie a peut-être joué. Mais les deux décisions de justice semblent bien en pleine contradiction. Décidément, les juges dialoguent de moins en moins ... S'il y a "bataille", qui restera sur le carreau ?

La situation est intéressante à bien des titres : elle est une ramification de l'affaire tentaculaire qu'est "l'affaire Tapie" ; elle illustre l'influence du souci d'efficacité par la répression, signe marquant de la Common Law qui innerve le droit économique ; elle contrarie le grand air du "dialogue des juges".

 

1. L' affaire Tapie  n'en finit pas de rebondir

Dans une rigueur qui l'honore, le Conseil constitutionnel, saisi du cas par une Question prioritaire de constitutionnalité, intitule le cas "M. Stéphane R. et autres", un des autres étant "M. Jean-François R.", tandis que la décision évoque "M. Bernard T.". Si l'on ne voulait pas que le lecteur y perçoive l'ancien directeur de cabinet du Ministre de l'Économie et des Finances ou le président du groupe qui a vendu les titres contrôlant un groupe d'articles de sport, il aurait fallu plutôt mettre "X" et "Y", comme le font les juridictions pénales.

L'anonymat consiste non pas à masquer l'entièreté du nom patronymique en ne laissant subsister que le prénom et l'initiale du patronyme, mais à remplacer nom et prénom par une lettre choisie d'une façon aléatoire.

L'enfant Perruche lui-aussi a donné lieu à un arrêt "P.".  Or, le Conseil constitutionnel, qui rendit une décision à propos de la loi venue ultérieurement contrarier l'arrêt de la Cour de cassation, intitula sa décision rendue sur QPC "loi anti-Perruche". Il faudrait que le Conseil médite sur la protection des justiciables, puisqu'il est une juridiction.

Sauf à penser que les juridictions veulent au contraire qu'il n'échappe à personne que même M. Stéphane R., M. Jean-François R. et M. Bernard T. n'échappent à leur puissance.

Ainsi, et sur le fond, voilà une des ramifications de cette affaire tentaculaire, dont le coeur demeure la question de la validité ou non de la cession des titres de la société, le cédant affirmant que la banque en charge de le conseiller avait commis à son détriment un dol. Cette question pourrait être examinée de nouveau.

 

2. Le principe Non bis in idem s'impose-t-il ou non au système juridique français des sanctions ?

Dans cette saga, est notamment mis en cause le directeur de cabinet du Ministre et le dirigeant d'une structure de droit privé adossée à un établissement public, en raison de leur comportement, par le biais de leur traduction devant la Cour de discipline budgétaire et financière.

Celle-ci étant une juridiction, les personnes mises en cause ont formé une QPC, en arguant que les dispositions du Code des juridictions financières sur lesquelles s'appuie la procédure de poursuite sont contraires à la Constitution.

Parmi les griefs, figure notamment celui selon lequel l'on ne peut punir une personne deux fois pour un même fait. C'est un principe de base de la procédure pénale : non bis in idem (pas deux poursuites pour un même fait).

Cette décision rendue le 24 octobre 2014 par le Conseil constitutionnel n'est pas étonnante en soi. La question a été souvent posée au Conseil constitutionnel de la conformité d'un tel cumul, car c'est depuis longtemps, notamment à propos du Conseil de la concurrence, que les juristes protestent comme la possibilité de sanctionner une personne pour un même fait à la fois par une sanction pénale et par une sanction administrative. Le fait qu'ici la sanction soit rendue par une juridiction administrative, et non par une autorité administrative juridictionnalisée, ne modifie pas la problématique.

Le Conseil constitutionnel a toujours balayé le reproche fait au système répressif en affirmant qu'une "sanction administrative" n'a pas la même nature qu'une "sanction pénale", qu'elles ne remplissent pas les mêmes finalités. Elles sont donc cumulables, sans froisser le principe Non bis in idem, le Conseil reconnaissant pourtant par ailleurs que les principes fondamentaux de la répression, qui ont vu le jour dans la procédure pénale, s'appliquent aussi dans le droit des sanctions administratives, prononcées par une juridiction administrative ou par une autorité administrative.

Le motif de justification du cumul est, comme le Conseil le dit expressément depuis toujours, la différence de nature, du fait de la différence de finalité, entre la sanction pénale (punitive de la personne) et la sanction administrative (disciplinaire, attachée à un comportement). C'est parce que la finalité n'est pas la même que les deux sanctions, différentes de nature, peuvent se cumuler.

La limite du cumul est constituée par l'application du principe de la proportionnalité : le cumul des deux sanctions ne peut pas excéder le maximum de l'une des deux sanctions.

Ainsi, rien que de très classique dans cette décision du 24 octobre 2014, M. Stéphane R. et autres, par rapport à la jurisprudence précédente du Conseil constitutionnel.

La difficulté tient du fait que la CEDH a dit exactement le contraire le 4 mars dernier, à propos de l'impossibilité pour un Législateur de cumuler sur la tête d'une même personne des sanctions pénales et des sanctions administratives en matière financière, sauf à violer le principe Non bis in idem, lequel est intégré dans le principe de légalité des délits et des peines, qui englobe dans sa portée les sanctions administratives, principe dont l'effet protecteur engendre un droit de l'homme pour la personne poursuivie. L'État qui y contrevient méconnaît donc la Convention européenne des droits de l'homme.

 

3. Peut-on percevoir une influence de Common Law dans une solution française, inspirée par le droit économique davantage que par le droit pénal ?

Pourtant, les juristes s'émeuvent!footnote-57. En effet, la CEDH par son arrêt du 4 mars 2014, Grande Stevens a sanctionné l'Italie en ce que sa législation cumule sur une même personne une sanction pénale et une sanction financière administrative pour un manquement à une règle du droit financier.

La doctrine française avait tiré de cet arrêt la conséquence que le droit français était donc conduit à court terme à une modification de sa propre organisation, puisqu'il fonctionne également sur un tel cumul, par exemple la poursuite d'une personne et pour manquement d'initié et pour délit d'initié.

Dans le cas présent, la QPC articulait un grief analogue puisque les faits reprochés servaient de base à des poursuites de sanctions ayant vocation à être prononcées par une juridiction administrative (la Cour de discipline budgétaire et financière) et à des poursuites de sanctions ayant vocation à être prononcées par une juridiction pénale, les personnes étant simultanément en cause dans les deux procédures en même temps pour les mêmes faits.

Mais si la QPC ne porte que sur des textes particuliers, ici les textes organisant des poursuites devant la Cour de discipline budgétaire et financière, à propos d'un cas concret, la position que les parties au litige lui demandaient de prendre avait vocation à avoir une portée sur toute situation de cumul entre sanctions pénales et sanctions administratives.

Dès lors, tout le droit positif de la régulation était dans le viseur ....

Le sort du droit français était-il déjà réglé par l'arrêt de la CEDH du 4 mars 2014 ?

Il faut croire que le Gouvernement français en était convaincu, puisque la création d'un "Tribunal des abus de marché" est actuellement à l'étude. Idée encouragée par la doctrine!footnote-60, ce tribunal de nature juridictionnelle naîtrait sur les cendres de la Commission des sanctions de l'Autorité des Marchés Financiers, la France envisageant donc de privilégier la voie pénale, en juridictionnalisant les sanctions pour mieux préserver l'impartialité de l'organe de sanction et en diminuant la part des sanctions administratives.

Dans ce contexte, le Conseil constitutionnel, précisément parce qu'il ne modifie pas sa ligne jurisprudentielle, crée un effet de surprise. En effet, par exemple, le professeur France Drummond, confrontant le droit européen et les autres corpus, y  compris le droit de l'Union européenne, avait conclu dans une étude très documentée que la solution de la CEDH allait faire plier le droit français!footnote-59.

Avant même d'examiner cet effet de résistance, qui se déroule de juge à juge (v. ci-dessous), c'est sur la règle elle-même qu'il convient de s'interroger.

En effet, faut-il ou ne faut-il pas cumuler les sanctions?

Cela dépend de la perspective que l'on adopte, situant dans le droit de la régulation la technique des sanctions plutôt du côté du droit pénal ou plutôt du côté de l'outil d'efficacité des règles ordinaires.

Dans le droit continental, la règle Non bis in idem est un principe fondamental, non seulement exprimé par la loi pénale mais encore perçue comme une sorte de droit naturel!footnote-58. Il repose sur l'idée qu'il serait injuste de punir deux fois une personne pour un même fait. Cela serait injuste sur le principe, puisque la première punition éteint l'aptitude de la personne à être punie pour ce fait, et cela serait injuste en pratique, car sinon la personne pourrait par exemple accumuler les années de prison à endurer pour un temps excédant le temps d'une vie humaine.

Le principe est moins fermement arrimé en droit des États-Unis, lequel admet par exemple le cumul des peines. Le souci de "l'efficacité" dans ce système-là contribue à reconnaître de très nombreuses exceptions. Cela tient à la structure fédéraliste de ce système de droit. Cela justifie que la sanction pénale infligée pour la violation de la règle d'un État laisse ouverte l'action autonome devant un tribunal répressif d'échelon fédéral, du fait de l'autonomie de celui-ci par rapport au niveau étatique de la répression. Tout repose sur l'idée selon laquelle le droit pénal fédéral est autonome et à ce titre peut se superposer sur les droits étatiques, sans même se soucier d'une quelconque proportionnalité dans le résultat du cumul des peines produit par le cumul des poursuites.

Ainsi, cette volonté du Conseil constitutionnel français peut s'expliquer par cette même volonté d'efficacité, qui écarte le principe non bis in idem en matière de répression économique, l'enfermant dans le seul droit pénal en refusant de le faire jouer entre sanctions. C'est une conception très restrictive d'une règle qui pourtant est un principe. C'est la marque du droit économique faisant au souci d'efficacité une place de choix.

En effet, justifier le cumul de deux sanctions pour un même comportement par le seul fait que ces deux sanctions n'ont pas la même finalité, la sanction pénale ayant une finalité punitive et la sanction administrative ayant une finalité disciplinaire, est une motivation proche du sophisme, tant la punition et la discipline sont deux notions proches. La distinction peut certes tenir au fait que la punition emprunte à la morale et la discipline emprunte à la régulation. Mais l'essentiel ici est que la motivation est "téléologique", c'est-à-dire recherche dans les buts les fondements de la règle. Ainsi, le droit de la répression prend les méthodes du droit de la régulation.

En affirmant que la distinction des buts - punir une faute pour le droit pénal, réguler un marché par la sanction d'un comportement abusif pour le droit administratif répressif - suffit à justifier le cumul, le conseil constitutionnel transforme l'ensemble du système en droit de la régulation puisqu'il applique à l'ensemble un raisonnement propre à celui-ci.

Cela n'est guère cohérent avec une affirmation formulée par ailleurs par le Conseil constitutionnel, à savoir que le principe constitutionnel de la légalité des délits et des peines vaut non seulement pour le droit pénal mais encore  pour le droit répressif administratif, mais cela montre le pouvoir d'attraction de la régulation, amenant l'outil juridique, y compris juridique, vers toujours plus d'objectivité et toujours plus d'efficacité.

En cela, la perspective de Common Law domine, et Beccaria se retourne une nouvelle fois dans sa tombe.

 

4. "Dialogue" des juges ? Vraiment ?

Il faut donc prendre acte que, pour le moment, le Conseil constitutionnel français se dresse contre la Cour européenne des droits de l'Homme.

Or, on ne cesse de nous parler du "dialogue des juges"...

Celui-ci est détaillé, celui-ci est vanté, celui-ci est célébré.

Le cas présent montre que, sauf à dire qu'une gifle est une forme de dialogue, les juges constitutionnels n'entendent pas se voir dicter le contenu des principes fondamentaux par les juges européens.

Le Gouvernement, qui est entre les deux, doit garder cela en tête : dans la pyramide kelsénienne, c'est la Constitution qui est première. Ce n'est que par le jeu d'un article de la Constitution que les normes supra-nationales s'imposent au droit interne et la suprématie de la Convention européenne des droits de l'Homme n'échappe pas à cette règle qui fait dépendre sa puissance de l'octroi que lui accorde la Constitution.

Or, le juge de la Constitution, c'est le Conseil constitutionnel.

 

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