Mise à jour : 24 décembre 2020 (Rédaction initiale : 15 juillet 2020 )

Publications

🚧 Résoudre la contradiction entre "sanction" et "incitation" sous le feu du Droit de la Compliance

par Marie-Anne Frison-Roche

ComplianceTech® ↗️ to read this Working Paper in English, click on the British flag

Ce document de travail a tout d'abord servi de base Ă  la première des confĂ©rences faites dans le colloque qui s'est tenu sous la direction scientifique de Lucien Rapp, Les incitations, outils de la Compliance,  le 12 dĂ©cembre 2019,  Ă  Toulouse,

Cette première a portĂ© sur le thème de la sanction comme incitation, tandis que la seconde en synthèse de ce colloque a portĂ© plus globalement sur le sujet : Incitations et Droit de la Compliance. 

Il a ensuite servi de base Ă  un article dans l'ouvrage Les outils de la Compliance, dans la collection RĂ©gulations & Compliance.

Lire une prĂ©sentation gĂ©nĂ©rale de cet ouvrage.  

____

Introduction et RĂ©sumĂ© du document de travail :  Compliance et Incitations paraissent Ă  première vue totalement opposĂ©es. Pour deux raisons majeures. En premier lieu, parce que les sanctions ont une place centrale dans le Droit de la Compliance et que les incitations supposent une absence de contrainte sur les opĂ©rateurs. En second lieu, parce que les incitations ont lien avec l'autorĂ©gulation et que le Droit de la Compliance suppose une prĂ©sence forte des AutoritĂ©s publiques. Ainsi, il faudrait choisir : soit Compliance, soit Incitations ! Soit l'efficacitĂ© de l'une, soit l'efficacitĂ© des autres ; soit les techniques de l'une, soit les techniques de l'une, soit les techniques des autres ; soit la philosophie de l'une, soit la philosophie de l'autre. Se rĂ©signer Ă  la dĂ©perdition qu'un tel choix nĂ©cessaire impliquerait.  Mais poser les termes ainsi revient Ă  penser pauvrement les situations et Ă  rĂ©duire les champs des solutions qu'elles appelles. Si l'on reprend une dĂ©finition riche du Droit de la Compliance, l'on peut au contraire articuler Compliance et Incitations. Dans cette perspective, les sanctions peuvent devenir non plus ce qui bloque l'usage des incitations mais au contraire ce qui en constitue. Plus encore le couplage entre les Incitations et les exigences du Droit de la Compliance doit ĂŞtre fortement encouragĂ©, dès l'instant que les AutoritĂ©s publiques supervisent en Ex Ante toutes les initiatives prises par les "opĂ©rateurs cruciaux".

Ce document de travail porte sur le premier enjeu En effet, la théorie dite des incitations vise les mécanismes qui n'ont pas recours directement à la contrainte. Elles auraient donc peu de place dans le Droit de la Compliance. Mais celui-ci semble saturé par les procédures de sanction. L’on peut même dire qu’il semble les mettre au centre, les Autorités publiques présentant le nombre de sanction comme étant un signe de succès, tandis que les entreprises semblent obsédées par leur perspectives, les deux soucis finissant par une si étrange convergence que sont les Conventions Judiciaires d’Intérêt Public.

L’observateur honnĂŞte ne peut qu’être immĂ©diatement mal Ă  l’aise. En effet, il ne peut que relever la dĂ©finition de la sanction comme une « contrainte Â» dĂ©clenchĂ©e Ex Post , au cĹ“ur mĂŞme d’un Droit de la Compliance qui se prĂ©sente comme un ensemble de mĂ©canismes Ex Ante. A partir de cette contradiction dans les termes, faudra-t-il renoncer Ă  l’association et penser que cela serait une faute contre l’esprit que de penser la sanction comme une incitation ?

C’est sans doute à ce propos que l’on perçoit le plus nettement le choc de deux cultures, qui ne communiquent pas, alors que techniquement elles s’appliquent aux mêmes situations. En effet, parce que la Compliance a été pensée par la Finance, tout lui est outil. Dès lors, la tendance à ne penser la sanction que comme une incitation est très forte en Droit de la Compliance, se manifeste continûment et ne s’arrêtera pas (I). Mais quelques soient les raisons de la concevoir ainsi, les principes de l’Etat de Droit ne peuvent pas disparaître et si l’on ne veut pas qu’ils s’effacent, alors il faut les articuler (II). C’est un jeu essentiel (II).

C’est pourquoi l’on peut dire littéralement que la Compliance a mis le feu au Droit pénal par sa conception, logique mais close sur elle-même, des sanctions comme simples incitations. Pour que le Droit pourtant demeure, il faut tenir une définition très ferme du Droit de la Compliance centré sur son But Monumental qu’est la protection de la personne.

 

 

_________

 

Lire ci-dessous les développements.

 

Les sanctions ont une place centrale dans les mĂ©canismes de Compliance, quasiment vedette. Mais l'on en parle que comme des "outils" utilisĂ©s pour que les entreprises fassent ce que l'on attend d'elles, c'est-Ă -dire comme des incitations (I). L'on passe alors sans doute d'un excès dans l'autre car cette instrumentalisation totale des sanctions se heurte au principe de l'autonomie du Droit pĂ©nal, ancrĂ© dans les principes les plus fondamentaux de l'Etat de Droit, qu'il faut prĂ©server (II). 

 

I. LA TENDANCE A NE PENSER LA SANCTION QUE COMME UNE "INCITATION" DANS LE DROIT DE LA COMPLIANCE 

Peut-ĂŞtre parce que le Droit n'est plus perçu comme système autonome mais comme un vrac d'outils, mĂŞme les sanctions ne seraient plus qu'outils, se prĂŞtant comme tous les autres aux incitations (A). Mais parce que le Droit pĂ©nal ne se laisse pas dĂ©naturer si facilement, le Droit pĂ©nal a la vie dure, le choc est très violent et ne passe pas inaperçu (B).

 

A. LE DROIT PENAL, OUTIL "FORMIDABLE" POUR INCITER LES ENTREPRISES A BIEN DE "SE CONFORMER"

La Compliance ne se rĂ©duit pas Ă  une mĂ©thode d'efficacitĂ© du Droit, sinon, voie d'effectivitĂ© des règles, il conviendrait de l'appliquer Ă  toutes règles car toute règle mĂ©rite d'ĂŞtre effective, ou bien, si l'on rĂ©serve cette attention particulière aux dispositions les "les plus importantes", c'est sans doute Ă  d'autres faits que certains dĂ©lits qu'il faudrait rĂ©server ce traitement de choc. Certains crimes mĂ©riteraient sans doute d'ĂŞtre embarquĂ©s par la violence de ce que serait la Compliance, cette nouvelle voie d'exĂ©cution en Ex Ante.  Si le Droit de la Compliance prĂ©sente un aspect Ex Ante si marquĂ©, c'est qu'il prolonge le Droit de la RĂ©gulation, internalisĂ© dans des "opĂ©rateurs cruciaux", dĂ©liant ainsi  ce Droit de la RĂ©gulation, initialement issue du secteur bancaire et financier, de la dĂ©termination prĂ©alable d'un secteur, conservant pourtant sa nature tĂ©lĂ©ologique de celui-ci, qui place la norme juridique dans le but poursuivi.

Dès lors si la norme est dans les buts, tout devient instrument pour que les comportements aboutissent à la concrétisation des buts et que nulle organisation n'y fasse obstacle. La personnalité, construction juridique par excellence, fût ainsi rendue transparente par le Droit économique, avant d'être pulvérisée par le souci du "bénéficiaire effectif"!footnote-2042. La puissance normative de ces buts peut être aussi bien négative que positive, un but négatif pouvant être plus impérieux qu'un but positif, le Droit pénal ayant familier de celui lui qui par sagesse classiquement se contente d'interdire ce qui est une prescription négative, afin de mieux servir les libertés (l'individu fait ce qu'il veut, tant qu'il ne butte pas sur la liberté de l'autre et qu'il ne heurte pas des négations : ne pas tuer, ne pas voler, ne pas mentir, etc.).

Parce que le Droit de la Compliance est comme le Droit de la RĂ©gulation qu'il prolonge de nature systĂ©mique et Ex Ante, ces buts normatifs sont globaux : il peut s'agir de buts monumentaux nĂ©gatifs, Ă  savoir l'affirmation qu'un Ă©vĂ©nement ne se produise pas, obtenir que nul n'ait le comportement qui y aboutirait (par exemple que nul n'utilise l'information privilĂ©giĂ©e, que nul ne pollue, car il en rĂ©sulterait une catastrophe systĂ©mique) ; il peut s'agir de buts monumentaux positifs, Ă  savoir qu'un Ă©vĂ©nements se produise, obtenir que certain ou tous aient le comportement attendu, car il en rĂ©sultera la situation souhaitĂ©e (par exemple la diffusion Ă  tous d'une information, la plantation d'arbre, l'Ă©ducation d'enfant).

Dans cette perspective, la sanction devient un outil comme un autre. Aussi Ă©trange que cela paraisse au juriste pour lequel le Droit pĂ©nal est irrĂ©ductible Ă  toutes les autres branches du Droit, ce que traduit le principe technique de "l'autonomie du Droit pĂ©nal", paraĂ®t au contraire allant de soi pour ceux qui n'ont pas de culture juridique, c'est-Ă -dire ceux qui conçoivent les systèmes de rĂ©gulation et de compliance. Pour qu'une règle soit intĂ©grĂ© et qu'un but soit atteint, il faut que les personnes y attachent de l'importance,  connaissent son existence, l'intègrent dans leur comportement. Si la règle est associĂ©e Ă  une lourde sanction en cas de non-respect et cela est clairement inculquĂ©e, alors elle sera respectĂ©e. Et le but sera atteint : la sanction devient ainsi un "Outil de la Compliance" très efficace et très utilisĂ©, prĂ©sentĂ©e si souvent comme cela, entrainant avec elle ses personnages, comme l'avocat, dans l'Ex Ante de l'entreprise.

En quelque sorte, la sanction est un outil "formidable" car la crainte du "gendarme" (et tous les journaux non-juridiques dĂ©signent les autoritĂ©s de rĂ©gulation et de supervision comme les "gendarmes") et la perspective  la "peine" (et tous les journaux dĂ©signent comme des "peines" ce qui sont des sanctions administratives) pour la sanction des "infractions (et tous les journaux dĂ©signent comme des "infractions" ce qui sont des manquements administratifs) sont bien la meilleure des incitations pour bien se tenir. Et les Ă©tudes de sociologie se multiplient sur le "surveiller et punir" que constitue dĂ©sormais les mĂ©canismes de RĂ©gulation et de Compliance. !footnote-2043

Mais cela produit un choc  au cĹ“ur mĂŞme  du Droit pĂ©nal qui, dans une conception classique, ne se mĂŞlait pas aux autres branches du Droit, n'Ă©tait pas un outil d'incitation Ă  respecter les autres branches du Droit. Or, cette autonomie du Droit pĂ©nal n'a pas de raison de disparaĂ®tre sous prĂ©texte que la sanction est en outre un instrument utile.

 

B. LE CHOC ENTRE LA LOGIQUE DE COMPLIANCE ET LES PRINCIPES FONDAMENTAUX DU DROIT PENAL CLASSIQUE  

Cela ne pose pas de difficulté pratique tant que les régimes juridiques du Droit pénal classique et celles du Droit des sanctions convergent ou à tout le moins ne se heurtent pas. Mais parce que le Droit des sanctions développés par le Droit des marchés vise à obtenir des résultats, à n'être qu'un outil, il a développé de nombreuses spécificités techniques.

 

On peut les identifier ainsi : 

  • des sanctions qui ne sont plus l'exception mais l'ordinaire, le cĹ“ur dans les rĂ©gulations des marchĂ©s et le droit des entreprises supervisĂ©es, contraire aux principes Ă©conomiques libĂ©raux 

 

  • des sanctions d'autant plus Ă©levĂ©es qu'elles sont nĂ©gociables en Ă©change de ce que veut la puissance publique : ainsi la pĂ©nalisation n'exclut en rien la contractualisation, au contraire elle en est un sous-outil entre les mains de l'autoritĂ© administrative ou politique de poursuite 

 

  • des sanctions qui sont conçues indĂ©pendamment des principes procĂ©duraux, le couple "droit pĂ©nal/procĂ©dure pĂ©nale" perdant son intimitĂ© 

 

  • des sanctions qui sont Ă©changĂ©es contre des preuves (programmes de clĂ©mence, qui sont des outils de Compliance)  ;

 

  • des sanctions qui ne sont pas arrĂŞtĂ©es par le temps : application immĂ©diate et rĂ©troactivitĂ© ;

 

  • des sanctions qui ne sont pas arrĂŞtĂ©es par l'espace : extraterritorialitĂ© des procĂ©dures et des sanctions 

 

  • des sanctions contre lesquelles, la matière pĂ©nale Ă©tant indissociable de la façon de les appliquer ("ProcĂ©dure pĂ©nale") les entitĂ©s aptes Ă  en rĂ©pondre devant justifier leur comportement et non ĂŞtre prĂ©sumĂ©es conformes dans celui-ci  ;

 

  • des sanctions qui se cumulent pour un mĂŞme fait si cela est efficace ;

 

  • l'abandon des notions classiques d'intentionnalitĂ© et de causalitĂ©, puisque le raisonnement est fonctionnel et non causal. 
  •  

Ce choc doit être résolu par l'articulation entre la sanction utilisée comme outil incitatif et les principes de l'Etat de Droit. Cela s'opère avec difficulté et relève avant tout de la tâche des juridictions.

 

II. L'ARTICULATION ENTRE LA SANCTION COMME INCITATION ET LES PRINCIPES DE L'ETAT DE DROIT

Cette articulation est difficile. Il convient d'en poser les termes (A) puis de montrer qu'Ă  la fois les principes de l'Etat de Droit continuent de prĂ©valoir sur ce qui serait exclu, Ă  avoir une pure instrumentalitĂ© de la rĂ©pression (B). Le mouvement de Compliance justifie pourtant que le Droit pĂ©nal, demeurant autonome, s'interprète de plus en plus Ă  partir des Buts Monumentaux pour la rĂ©alisation desquels il a Ă©tĂ© Ă©tabli (C). 

 

A. LES TERMES GENERAUX DE L'ARTICULATION ENTRE LA SANCTION COMME INCITATION DES ENTREPRISES A RESPECTER LES REGLES ET LES PRINCIPES DE L'ETAT DE DROIT 

Cela ne poserait pas difficultĂ© Ă  deux conditions. Soit si les situations visĂ©es par le droit des sanctions comme incitations de comportements futurs adĂ©quats n'Ă©taient pas les mĂŞmes que celles visĂ©es par le droit des sanctions des comportements passĂ©s reprochables, c'est-Ă -dire si le droit administratif rĂ©pressif d'une part et le droit pĂ©nal d'autre part ne visaient pas les mĂŞmes situations. Dans ce cas, chaque logique pourraient se dĂ©veloppait chacune en ce qui la concerne.  Soit si dans l'hypothèse oĂą les deux corps de règles s'appliquent d'une façon cumulĂ©e Ă  une mĂŞme situation, une hiĂ©rarchie est faite entre les deux corps de règles pour faire cĂ©der l'une, par exemple l'abandon de l'efficacitĂ© de l'incitation pour conserver la conception classique de la sanction pĂ©nale. Sauf Ă  abandonner la conception classique du Droit pĂ©nal pour absorber celui-ci dans une conception plus global de la sanction comme incitation. C'est sans doute ce qui est en train d'arriver.  

En effet cette Ă©tanchĂ©itĂ© n'existe pas. Si ce qui est formellement qualifiĂ© de "Droit administratif rĂ©pressif" a Ă©tĂ© crĂ©Ă©, c'est pour accroitre l'efficacitĂ© des sanctions, afin que les garanties de la procĂ©dure pĂ©nale cessent de protĂ©ger les entreprises, l'idĂ©e Ă©tant aussi que les personnes morales ne mĂ©ritent pas les mĂŞmes privilèges que les personnes physiques et que la capacitĂ© technique d'en crĂ©er ou d'en faire disparaĂ®tre Ă  volontĂ© change le jeu dans le rapport entre l'AutoritĂ© publique et l'entreprise. 

Ce sont les juridictions, qui toujours protègent les personnes, qui ont refusĂ© ce formalisme aboutissant Ă  un Droit des sanctions purement efficaces et dĂ©liĂ©s de toutes considĂ©rations classiques qui avaient fondĂ© le Droit pĂ©nal et continuĂ© Ă  en faire l'ossature, en dĂ©gageant Ă  partir de la lecture littĂ©rale de l'article 6 de la Convention europĂ©enne des droits de l'Homme la notion de "matière pĂ©nale". 

Ainsi, mĂŞme si la fin poursuivie est la protection d'un système ou un but monumental, dès l'instant que l'outil est une peine, la situation dans laquelle est la personne est de nature "pĂ©nale", mĂŞme si l'instrument est maniĂ© par un juge administratif, voire par l'entreprise elle-mĂŞme. 

Logiquement, comme pour le droit pĂ©nal, qui n'est que la forme juridique de la matière pĂ©nale, le rĂ©gime juridique devrait ĂŞtre le mĂŞme que le Droit pĂ©nal. Mais il n'en est rien en raison de l'application de la thĂ©orie des incitations. De cela, les juristes et les juges n'en reviennent pas et c'est pourquoi il y mettent des limites que les tenants de la thĂ©orie des incitations n'admettent pas. Cela ne tient pas de la simple technique, de tel ou tel cas, mais de l'opposition de fond. En effet, pour le Droit pĂ©nal, celui-ci a vocation Ă  ĂŞtre "autonome" dans le système juridique, c'est-Ă -dire dĂ©veloppe des notions et des rĂ©gimes qui lui sont propres parce qu'il est une exception lĂ©gitime au principe de libertĂ© auquel il rend par essence hommage et ne saurait se dĂ©finir autrement, tandis qu'insĂ©rĂ©e dans la notion "d'incitation" la technique de la sanction n'intègre en rien cela et se contente d'emprunter Ă  l'efficacitĂ© de la duretĂ© pĂ©nale pour rendre efficace la règle sous-jacente ainsi dotĂ©e, la sanction Ă©tant ainsi et par un semblable effet de nature dans une parfaite dĂ©pendance. Il y a donc Ă  première vue opposition de fond entre "sanction" et "incitation" alors qu'intuitivement frapper fort est si "commode et dissuasif" lorsqu'on veut obtenir d'une entreprise tel ou tel comportement..

En effet, certes la perspective d'une sanction en Ex Post en cas de manquement est la meilleure incitation Ă  l'obĂ©issance en Ex Ante Ă  la norme d'interdiction et de prescription. C'est pourquoi le droit financier le plus libĂ©ral est Ă©galement le plus rĂ©pressif, l'analyse Ă©conomique du droit conduisant Ă  calculer des normes qui amènent l'agent Ă  ne pas avoir intĂ©rĂŞt Ă  commettre un manquement. A l'obĂ©issance se substitue l'intĂ©rĂŞt. Le Droit de la concurrence et le Droit des marchĂ©s financiers en sont Ă  ce point familiers que certains ont doutĂ© de la juridicitĂ©. 

Mais cela produit aussi des chocs en retour très importants, dans une méconnaissance assurée des principes, pourtant de valeur constitutionnelle, constituant la base de la matière pénale. On peut en dresser la liste :

Cela est-il admissible ? 

Ce sont les juges de l'Etat de Droit, c'est-Ă -dire avant tout les juridictions constitutionnelles qui ont le pouvoir de rĂ©pondre Ă  une telle question. La rĂ©ponse est dans le Droit europĂ©en et amĂ©ricain, ce qui montre leur unitĂ© profonde, que la pure instrumentalisation des sanctions n'est pas admissible, car ce sont les principes de l'Etat de Droit qui doivent prĂ©valoir. L'Ă©volution se fait pourtant dans le Droit des sanctions, y compris des sanctions pĂ©nales, d'une conception Ex Ante de celles-ci. 

 

B. LA NECESSITE DU MAINTEINE DE LA PREVALENCE DES PRINCIPE DE L'ETAT DU DROIT, POUR QUE LE DROIT EXISTE ENCORE

En premier lieu dans une conception classique du Droit pĂ©nal c'est une succession de principes constitutionnels qui sont mĂ©connus et les juges vont bloquer un Droit de la Compliance dont le seul principe serait l'efficacitĂ© : le Droit ne peut ĂŞtre un seul "outil d'efficacitĂ©", sauf Ă  n'ĂŞtre plus le Droit. Le Droit pĂ©nal est un outil d'inefficacitĂ© parce qu'il se dĂ©finit comme une exception lĂ©gitime Ă  la libertĂ© des ĂŞtres humains et donc le gardien de ce principe de libertĂ©, ce qui est Ă©tranger Ă  la thĂ©orie des incitations, mais lui est supĂ©rieur et bloque les effets dĂ©roulĂ©s par celle-ci.

En second lieu  dans une conception trop Ă©tendue de la Compliance, consistant Ă  l'appliquer Ă  toutes les règles dont on voudrait qu'elles soient effectives parce que celui-ci qui les a Ă©mises le veut, ce qui voudrait pour toutes les règles, mĂŞme celles qui ne sont pas d'ordre public. Dans une telle "passion pour la RĂ©glementation" mettant fin au libĂ©ralisme et au Droit,  les sanctions permettent Ă  une AutoritĂ© publique d'imposer en Ex Ante avec l'accord des intĂ©ressĂ©s ce qu'il veut, comme on peut le voir en Asie, la rĂ©pression passant en Ex Ante se transformant en rating et obtention volontaire d’obĂ©issance pour toute prescription. 

Oui si l'on dĂ©finit correctement le Droit de la Compliance dans un seul lien avec des "buts monumentaux" qui seuls peuvent justifier la violence des mĂ©canismes de sanction, en tant qu'il est le prolongement du Droit de la RĂ©gulation. La RĂ©gulation de l'Ă©conomie est plus que jamais nĂ©cessaire, alors que les Etats n'ont plus de prise. Par l'internalisation dans les entreprises, si des "buts monumentaux" sont visĂ©s et contrĂ´lĂ©s, alors le caractère restrictif de la matière pĂ©nale passe de l'outil au but : seuls les buts monumentaux peuvent justifier tous les effets prĂ©cĂ©demment dĂ©crits, mais ils le justifient.  

Les juridictions, notamment constitutionnelles, bloquent donc l'efficacitĂ© des sanctions pour que l'Etat de Droit demeurent. Les dĂ©cisions sont très fameuses, notamment en matière de sanctions financières, par la prohibition de la pure accumulation des sanctions pĂ©nale et administrative. 

Le Droit de la Compliance Ă©tant lui-mĂŞme construit sur l'Etat de Droit produit des effets analogues. Il est ainsi remarquable que dans les poursuites engagĂ©es par la Commission europĂ©ennes contre Facebook, le Tribunal de l'Union europĂ©enne par une ordonnance du 31 octobre 2020 a bloquĂ© l'efficacitĂ© d'une mesure non seulement par application des droits de la dĂ©fense mais encore par application du Droit des donnĂ©es personnelles. 

Si le Droit de la Compliance parvient à intégrer en son sein les principes classiques de la répression, c'est parce que le respect de la personne qui est sa norme centrale, contenue dans ses Buts Monumentaux, est le reflet du Droit classique de la répression. De la même façon, le Droit pénal est en train d'évoluer en matière économique lorsqu'il concerne directement les comportements attendus des entreprises vers une incorporation dans les raisonnements des buts que l'on veut atteindre.

 

C. LA SOUTION A RETENIR D'UN DROIT REPRESSIF DEMEURANT AUTONOME, INTERPRETE TELEOLOGIQUEMEN AU REGARD DES BUTS MONUMENTAUX DE LA COMPLIANCE 

L'enjeu est donc de redessiner le principe restrictif des sanctions non plus en celles-ci mais dans le but de Compliance servi par celles-ci.  Par ce passage de la conservation de la nature restrictive de la sanction, non plus dans l'outil-mĂŞme de la sanction mais dans le but servi par celle-ci. Non pas n'importe quelle règle, comme dans certains pays, non pas toutes les règles de ce que l'on appelle d'une façon trop extensive la Compliance, qui est juste le "fait d'obĂ©ir aux normes applicables".

Ainsi et par exemple, l'application extraterritoriale de normes nationales rĂ©pressives adoptĂ©es dans un seul but national (embargo) est inadmissible et doit ĂŞtre rejetĂ©e par les Tribunaux, alors que cette mĂŞme application extraterritoriale de normes pour lutter contre le blanchiment d'argent est admissible et pratiquĂ©e par tous. Suivant la nature du risque combattu, le terrorisme par exemple, le rĂ©gime de la sanction est ou n'est pas lĂ©gitime. 

D'une façon plus générale, les "buts monumentaux" qui donnent au Droit de la Compliance sa définition substantielle, alors que beaucoup réduisent encore la Compliance à une simple méthode d'efficacité, voire n'y voient rien de juridique, permettent de distinguer là où la sanction doit être un outil plus ou moins violent pour atteindre le but en raison de la légitimité de celui-ci, du phénomène caché qu'il s'agit de combattre (par exemple terrorisme ou blanchiment) ou du caractère global (par exemple risque environnemental).

Ainsi le Droit pĂ©nal ne cesse pas d'ĂŞtre autonome, car il ne s'agit pas de le transformer en pure voie d'exĂ©cution des diffĂ©rentes procĂ©dures exigĂ©es des entreprises. Mais il est lui-mĂŞme un corpus autonome de dispositions qui visent des buts monumentaux qui pourront justifier des comportements et au contraire justifier des condamnations. 

Le meilleur exemple en est le principe mĂŞme de la "responsabilitĂ© pĂ©nale des personnes morales", sur laquelle l'on a tant discutĂ©. Depuis son insertion en Droit français par ce qui fut le Nouveau Code pĂ©nal, l'idĂ©e Ă©tait d'utiliser ce moyen de contrainte pour que les entreprises n'Ă©chappent pas aux consĂ©quences de l'exercice de leurs pouvoirs, notamment en matière environnementale. Puis, vient l'idĂ©e que la responsabilitĂ© pĂ©nale des personnes morale Ă©tait en rĂ©alitĂ© la responsabilitĂ© pĂ©nale des entreprises, lesquelles sont - comme en Droit de la concurrence - les sujets de droit, le Droit pĂ©nal Ă©tant lui-mĂŞme composĂ© non seulement de prescriptions interdisant des comportements mais prescrivant des comportements. Par exemple protĂ©ger activement l'environnement. 

Il en a résulté l'arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation du 20 novembre 2020 posant que la responsabilité pénale de la société absorbée sera désormais transmise à la société absorbante, cette transmission ne visant que les sanctions financières, la Cour précisant que la solution nouvelle ne voudra que pour les cas futurs, sauf application immédiate (c'est-à-dire valant comme pleine punition d'un comportement reprochable) si la fusion n'avait eu lieu que pour échapper à une responsabilité pénale.

En effet si la fusion avait pour objet d'échapper à la responsabilité, alors celle-ci doit immédiatement prendre la forme d'une sanction pour punir l'usage de ce mécanisme sociétaire, dans une perspective Ex Post. Si la fusion avait pour objet un changement de contrôle d'une entreprise qui demeure, ce qui est la définition ordinaire de ce qu'est une fusion, la perspective Ex Ante de la sanction comme information est de principe.

Une telle décision, remarquable en tout point, montre en effet que la sanction est avant tout une information Ex Ante, à valeur disciplinaire pour obtenir un comportement, et non plus - ou plus à titre principal - une punition pour un comportement passé. La sanction, y compris pénale, est donc bien une incitation à ne pas faire et non pas une punition de ce qui a été fait. Cette décision remarquable le signe.

Le Droit pénal dépose donc dans le pouvoir des entreprises la tâche de prendre en charge l'environnement, la sécurité des travailleurs, etc., et non pas la sanction de ne pas s'en occuper. En cela, c'est bien aux entreprises d'agir. Ce sont bien les entreprises et les individus qui sont "moteurs".

Le Droit pĂ©nal conflue donc, et cette façon-lĂ  et uniquement de cette façon-lĂ , avec le Droit de la Compliance. 

 

 

 

 

_____

1

V. Frison-Roche, M.-A., Compliance et Personnalité, 2019.

2

V. par exemple l'ensemble des contributions in Sociologie du Droit économique ... ; ou le rapport du Laboratoire de sociologie juridique, Autorité....

les commentaires sont désactivés pour cette fiche