31 décembre 2012

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Quand on commence à se demander juridiquement si un juge juif est apte à l'impartialité !

par Marie-Anne Frison-Roche

L'impartialité du juge est la première exigence de notre État de droit. Elle a valeur constitutionnelle. L'impartialité est tout à la fois un principe et un droit subjectif, puisque, du fait notamment de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'Homme, "chacun a [droit à un tribunal impartial".

A partir de là, on écrit article sur article, on proclame déclaration sur déclaration, on affirme qu'on confère à chacun la protection de ce droit fondamental. 

Mais ensuite, quand on arrive sur le terrain, les choses peuvent se retourner, et d'une terrible façon.

En effet, dans cette affaire, l'avocat Maître Alexis Dubruel tenta la récusation de ce juge en formant le 31 octobre 2012 une requête en ce sens devant la Cour d'appel de Lyon. An affirmant que le juge était partial du seul fait que son patronyme est "Lévy" et que le père d'une des parties a pour prénom "Moïse", il montra son antisémitisme et demanda à la justice de l'endosser. 

Si les juges avaient accueilli favorablement une telle demande, alors l'acte juridictionnel aurait été d'une très grande gravité car qu'un avocat tente le tout pour le tout ou soit antisémite est une chose, qui relève du bon ordre que la profession elle-même doit garder en son sein (poursuite disciplinaire), que la justice le soit aurait été dramatique.

Les juges ont au contraire été exemplaires non seulement en rejetant la demande mais en prononçant une amende civile. De la même façon, le Conseil de l'Ordre en poursuivant l'avocat a rempli sa fonction déontologique et morale, car il s'agit d'une faute très grave de la part d'un avocat et la profession est garante de la moralité de ses membres. C'est d'ailleurs le procureur général, garant de l'ordre public, qui a saisi le Conseil.

La discussion devrait être close, car il s'agit d'une question de principe à laquelle il a été apporté une réponse de principe. 

Il ne peut s'agir de transiger, il ne peut s'agir de faire de la casuistique. 

Or, d'une façon très surprenante, un ancien magistrat, Philippe Bilger a écrit sur son blog  que certes cette décision doit tout d'abord être approuvée car "un juge juif est un juge".

On admettra que le titre même est choquant, car, comme s'il fallait le rappeler, le droit est abstrait : pour lui un "juge juif" ne doit pas exister, il ne doit exister qu'un "juge".

Ensuite, l'auteur revendique sa liberté de parole, ce que fait tout auteur qui veut récuser par avance la contestation, et affirme que, selon lui,  l'avocat a été simplement maladroit et a eu "l'imprudence ou le culot et a commis la maladresse de faire apparaître ostensiblement ce qui demeurer la plupart du temps dans les fors intérieurs et les soupçons murmurés".

Comment peut-on écrire cela ?

Voilà revenue l'idéologie de la "parole libérée", selon laquelle ce que chacun pense tout bas et ce que tous ensemble s'accordent à penser (la coalition des juifs entre eux), pourquoi ne pas le dire tout haut?

Pourquoi ne peut-on pas le dire ?

Mais parce que nous sommes dans une société civilisée où tout ne peut pas se dire ("tous des sales juifs ligués contre les autres"), parce que nous sommes dans un Etat de droit, qui réprime l'antisémitisme et ses phantasmes du complot juif, y compris ce qui serait un petit complot entre un juge et une partie d'un couple qui divorce.

Les gardiens de ce principe sont la loi comme instrument et le magistrat comme personne. Comment lire de tels propos sous la plume d'un ancien magistrat, qui demeure juriste, qui doit défendre l’État de droit ?

L'impartialité est un principe abstrait. Si on l'ensevelit dans une casuistique totalement concrète, alors personne n'est neutre, personne n'est impartial.

En effet, le divorce séparant un homme et une femme, le juge étant soit un homme soit une femme, il serait toujours partial puisqu'il sera toujours plus semblable à l'une des parties qu'à l'autre.

Cela n'a aucun sens d'évoquer le "sens des réalités" et la nécessité de regarder au cas par cas pour justifier que l'on donne de la pertinence au fait pour un juge d'être juif.

Pourtant, Philippe Bilgert affirme que "il faut cesser de s'offusquer quand  une possible dépendance possible, religieuse, sexuelle, de solidarité de peau, franc-maçonne ou autre est évoquée". I

Ne nous arrêtons pas même sur une expression comme "solidarité de peau", qui évoque des choses terribles et pourrait alors, dans une paranoïa générale faire jouer la récusation dans tous les procès dans lesquels il y a au moins deux blancs, c'est-à-dire tous les procès. Ce sont évidemment les peaux d'autres couleurs qui sont implicitement visées.

Ne nous arrêtons pas même sur l'atteinte à la vie privée généralisée que supposerait le fait qu'il faudrait accorder de la pertinence à ces liens. En effet, la couleur de la peau se voit mais pour les autres "possibles dépendances", il conviendrait de demander aux parties, à leurs parents, à leurs amis, aux magistrats, quels sont leurs pratiques sexuelles, leurs affinités en la matières, quelle est leur religion, s'ils sont franc-maçons, etc.

Comment peut-on écrire cela sans trembler ?

Comment peut-on écrire cela en juriste, alors que le droit est là pour protéger les êtres concrets, ceux-là qui ont une couleur de peau, qui sont juifs, musulmans, catholiques, protestants, etc., hétérosexuels, homosexuels, etc., le droit les protégeant en les recouvrant d'une abstraction qui fait que, dans leurs rapports civils, ce sont des sujets de droit. Juste des sujets de droit.

Cette abstraction fait notre civilisation. Les rapports civils tiennent à cette abstraction.

C'est sans aucune réserve qu'il faut approuver la condamnation par la justice française, dont ici je suis très fière en tant que je suis juriste, d'une partie, conseillée par un avocat lui-aussi poursuivi par son Ordre, qui voulait mettre en pièce notre État de droit.

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