8 juillet 2023

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📧Présent et avenir des "causes systémiques" : cas des sites pornos (jugement 7 juillet 2023)

par Marie-Anne Frison-Roche

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â–ş RĂ©fĂ©rence complète : M.-A. Frison-Roche, "PrĂ©sent et avenir des "causes systĂ©miques" : cas des sites pornos (jugement 7 juillet 2023)", Newsletter MAFR Law, Compliance, Regulation, 8 juillet 2023.

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🧱ConsĂ©cration de la notion proposĂ©e de "cause systĂ©mique" dans les contentieux de Droit de la compliance : jugement du Tribunal judiciaire de Paris du 7 juillet 2023, "Youporn" (Arcom c/ Orange et autres)

Ce jugement remet de l'ordre et sursoit Ă  statuer pour permettre au Conseil d'État de statuer sur ce qui est la mĂŞme question impliquant le système numĂ©rique, les obligations des plateformes, la technologie. L'office du juge est en pleine transformation lorsque la Compliance est impliquĂ©e et que les systèmes eux-mĂŞmes sont en jeu. 

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📧lire l'article ⤵️

Ceci ⤴️ est un extrait du jugement rendu le 7 juillet 2023 par le Tribunal judiciaire de Paris dans le cas dit des "sites pornos" : lire le jugement dans son intégralité.

Dire que le cas est complexe, c'est encore peu dire....

Il l'est d'une façon substantielle (I) et d'une façon procédurale (II). Plus on avance et plus on a l'impression de s'y perdre et plus on a l'impression d'ineffectivité des dispositifs... C'est à travers la notion de "cause systémique" (III) que ce très remarquable jugement du Tribunal judiciaire de Paris apporte une réponse claire et ferme à ces difficultés, remettant de l'ordre et participant à cette "interrégulation" dont le numérique a particulièrement besoin.

 

I. LA COMPLEXITÉ SUBSTANTIELLE : QUE FAIRE VIS-À-VIS DES SITES À CONTENU PORNOGRAPHIQUES, FRÉQUENTÉS MASSIVEMENT PAR LES ENFANTS

La "régulation" de l'espace numérique est un enjeu majeur.

Pour y parvenir, il faut que les opérateurs eux-mêmes, supervisés par l'Autorité publique de Régulation et in fine tenus par le juge, s'en chargent : c'est l'enjeu du Droit de la Compliance, qui est le pilier juridique premier de l'espace numérique.

🔴𝒎𝒂𝒇𝒓, 📓L'apport du Droit de la Compliance dans la Gouvernance d'Internet, rapport au Gouvernement, 2019.

Les sites accueillent des contenus. Les contenus pornographiques sont licites et s'appuient à juste titre sur le principe constitutionnel de la liberté d'expression. Le Code pénal interdit depuis toujours l'accès de ce type de contenus aux personnes mineures, les textes ayant été adaptés pour que ce principe demeure effectif lorsque ces contenus sont proposés sur des plateformes numériques.

Ce sont les sites eux-mêmes qui doivent assurer l'effectivité du dispositif en contrôlant l'âge des internautes qui accèdent aux contenus et en bloquant l'accès des mineurs. L'Autorité administrative de supervision, l'Arcom, a estimé que le simple fait pour l'internaute de cliquer sur une case indiquant que l'internaute en question est majeur n'était pas un dispositif technique crédible. L'Arcom a donc mis en demeure le 7 avril 2022 des plateformes de mettre en place de nouveaux dispositifs techniques efficaces.

🔴𝒎𝒂𝒇𝒓, interrogée par Olivia Dufour, 💬L'efficacité de la compliance illustrée par l'affaire Youporn, 2022

Le cas est complexe car d'une part les entreprises numériques ont affirmé qu'elles auraient bien voulu mais que de tels dispositifs n'existent pas et d'autre part que le respect des données personnelles, qu'impose notamment le RGPD, interdit la mise en place des techniques de contrôle de l'âge auxquelles on peut penser.

Elles n'ont pas obtempéré, en affirmant d'une part qu'elles ne pouvaient le faire et d'autre part que les textes au nom desquels l'on veut les contraindre ne seraient pas à des textes et principes supérieures : elles n'étaient donc pas même obligées de le faire.

Maintenant sa position, l'Arcom a donc saisi le Tribunal judiciaire en demandant que l'accès à ces sites soit coupé pour tous les internautes, ce qui explique que l'action judicaire soit avant tout dirigée contre les fournisseurs d'accès (FAI).

De nombreuses interventions ont eu lieu, principales ou accessoires, notamment de sites ou d'associations de défense des enfants.

A cette complexité substantielle, s'ajoute une complexité procédurale.

 

II. LA COMPLEXITÉ PROCÉDURALE : COMPÉTENCE DU JUGE JUDICIAIRE ET DU JUGE ADMINISTRATIF, CHACUN EN CE QUI LES CONCERNE

En effet, tandis que se déroule le litige devant le juge judiciaire, se déroule une autre instance devant le Conseil d'État.

Elle vise à obtenir l'annulation du décret du 7 octobre 2021, d'application de la loi. En effet, la loi pose le principe et indique qu'un décret d'application fixera les "modalités d'application du dispositif". Or, les parties affirment que le décret qui fut pris n'a pas fixé de modalité d'application relatives au dispositif technique que les sites doivent mettre en place. Cette allégation constitue notamment le matériau de leur prétention à obtenir l'annulation du décret d'application, en ce que le pouvoir réglementaire n'aurait pas fait ce que le législateur l'aurait chargé de faire.

Devant le Conseil d'État, les parties affirment que le décret serait donc contraire à la loi et serait en outre entaché d'inconventionnalité, notamment au regard du principe de sécurité juridique et du principe de proportionnalité.

Or, toutes ces allégations sont également et dans les mêmes termes développées devant le juge judiciaire et, pour reprendre les termes du juges, "les mêmes principes convoqués", notamment la liberté d'expression et la liberté d'entreprendre, le juge judiciaire aussi pouvant, voire devant, s'appuyer sur ces principes pour écarter des textes dans la résolution d'un litige particulier.

Pour chacun des deux juges, juge judiciaire et juge administratif, il ne s'agit donc pas de se déclarer incompétent au profit de l'autre, ou d'accaparer la compétence de l'autre.

Que faire ? Pour ne pas créer du désordre, alors même que les parties ont formé les mêmes allégations devant les 2 ?

Pour éviter un résultat catastrophique, à savoir que le juge judiciaire dise quelque chose, certes sur un cas particulier mais dont tout le monde sait que ses propos auront une portée sur l'ensemble du système que constitue les plateformes et le système constitué par ce type de contenus articulé aux pouvoirs de supervision qu'ils appellent, alors que le juge administratif dira peut-être autre chose sur le texte général visant à ordonner cela ?

Pour produire un effet heureux, à savoir une solution "globale", terme utilisé par le jugement ?

Il faut utiliser la notion-clé des causes systémiques : c'est ce qu'a fait le Tribunal judiciaire de Paris, le jugement du 7 juillet 2023 prononçant un sursis à statuer jusqu'à ce que le Conseil d'Etat ait décidé d'une façon générale : car le sujet est commun et global, puisqu'il constitue une cause systémique.

 

III. L'USAGE D'UNE NOTION-CLÉ : LES CAUSES SYSTÉMIQUES

La notion de "cause systémique" fut proposée en 2021.

🔴𝒎𝒂𝒇𝒓, 🚧L'hypothèse de la catĂ©gorie des causes systĂ©miques portĂ©s devant le juge, 2021

Dans cet article, a été proposé le concept de "cause systémique" qui vise un cas particulier où une cause portée devant un juge demeure un litige de fait (et ne froisse donc pas l'article 5 du Code civil qui interdit les arrêts de règlement) dans lequel un système est impliqué, par exemple le système bancaire, financier, énergétique, sanitaire climatique, numérique, etc.

Lorsqu'une cause systémique est portée devant un juge, son office change. Il doit "écouter les systèmes", notamment à travers les régulateurs ou les experts, par exemple des amici curia et mesuré que son jugement, même s'il est de fait (car un système est un fait) aura une portée dans l'ensemble du système. Il doit se rapprocher des parties, la mise en état prend davantage d'importance, l'élaboration de remèdes et le souci de solutions efficaces pour l'avenir devient essentiel, la médiation étant en cela particulièrement adéquate. La dimension scientifique du principe du contradictoire s'accroit.

En 2022, dans le cycle sur L'office du juge la Cour de cassation a organisé un colloque autour de ce thème, le Premier Président Christophe Soulard, Fabien Raynaud, Conseiller d'Etat, et François Ancel, Conseiller à la Cour de cassation, ont souligné la transformation de l'office du juge que cela implique pour le juge du droit et pour le juge du fait, pour le juge judiciaire et pour le juge administratif :

🔴𝒎𝒂𝒇𝒓, 🧮L'office du juge et les causes systémiques (compte-rendu), 2022

 

Le 2 juin 2023, le Conseil d'État et la Cour de cassation ont tenu leur colloque commun sur De la Régulation à la Compliance : quel rôle pour le juge?

Le Vice-Président du Conseil d'État Didier Tabuteau, le Premier Président Christophe Soulard ont insisté sur le fait que le Droit de la Compliance (qualifié par le président de la section du contentieux du Conseil d'Etat Christophe Chantepy d'enjeu "énorme") appelle un "dialogue des juges".

François Ancel y a repris la notion de cause systémique pour souligner le rôle central de cette notion, notamment dans les contentieux de la vigilance, pointe avancée de la Compliance.

Le rapport de synthèse de ce colloque fondateur a souligné la révolution et l'intimité entre les mécanismes de compliance, les causes systémiques et l'office du juge, les juges devant entrer plus encore en dialogue :

🔴𝒎𝒂𝒇𝒓, 🎥Le rôle du Juge dans le déploiement du Droit de la Régulation en Droit de la Compliance, 2023

🔴𝒎𝒂𝒇𝒓 et Alain Seban, entretien avec Olivia Dufour, 💬Compliance : les cours suprêmes s’emparent de la question de ses enjeux juridictionnels, 2023

 

Dans le cas Youporn, il en résulte ainsi concrètement un sursis à statuer, le Tribunal judiciaire de Paris dans son jugement du 7 juillet 2023 expliquant sa décision d'attendre que le Conseil d'Etat ait pris position afin de mieux s'y ajuster, de la façon suivante:

[Aucun texte alternatif pour cette image]

 

C'est le début de la transformation de l'office du juge.

đź”´F. Ancel, đź“ťLe principe processuel de compliance, un nouveau principe directeur du procès ?, in đť’Žđť’‚𝒇𝒓 (dir.), đź“•La juridictionnalisation de la Compliance, 2023

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