9 mai 2022

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✏️Notes pour une synthèse sur le vif de la conférence🎤L'office du juge et les causes systémiques

par Marie-Anne Frison-Roche

► Référence complète : Frison-Roche, M.-A., Notes prises pour la synthèse sur le vif de la conférence L'office du juge et les causes systémiquesin Cycle de conférences, Penser l'office du juge, Grand Chambre de la Cour de cassation, 9 mai 2022, 17h-19h.

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► Résumé des notes prises au fur et à mesure de la conférence : les trois juges, Christophe Soulard, Président de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, Fabien Raynaud, Conseiller d'Etat, et François Ancel, Président de la Chambre internationale de la Cour d'appel de Paris, invités à réfléchir et réagir à une hypothèse, à savoir l'existence parmi les cas qui leur sont apportés par les parties, sont intervenus à la fois d'une façon très diverse, très originale et exprimant pourtant l'unicité de l'art de juger.

Les notes prises ci-dessous montrent que les juges ont conscience que les temps ont changé et que, de plus en plus, les "systèmes" sont présents dans les causes qui, construites par les parties, leur sont présentées (1). Leurs analyses, réactions et propositions ont montré à ceux qui les écoutaient que pour appréhender des causes systémiques, les juges doivent être expérimentés (2). Ils ont eu souci de fixer des critères pour identifier la nature systémique des causes parmi la multitude de celles qu'ils traitent, justifiant alors un traitement procédural et décisionnaire particulier (3). L'auditoire a ainsi pu mesurer la part qui revient aux parties (4), puisque le système est dans la construction des faits de la cause et la part qui revient à l'office du juge (5).

Il apparaît alors que par un effet de miroir, l'office du juge se déplace de l'Ex Post vers l'Ex Ante (6), les trois juges décrivant et proposant des mécanismes concrets pour appréhender en Ex Ante cette dimension systémique et y répondre (7). Ils soulignent que cela s'opère en collaboration avec les avocats, dans une instruction élargie et le débat contradictoire (8), dans une collaboration qui s'opère en amont (9). Les trois magistrats ont recherché les techniques procédurales pour accroître la plus grande considération des systèmes (10) et les nouvelles organisations à mettre en place pour répondre à cette dimension systémique de certaines causes (11). Pour ce faire, une dialectique est à opérer vers, à la fois, de l'informel mais aussi plus de formel (12), l'ensemble produisant une meilleure réception méthodologique des systèmes par les juges (13) par une plus grande compréhension entre les juges, quel que soit leur niveau et les droits substantiels en cause, les autorités et les parties systémiques (14).

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🎥Voir la vidéo de l'ensemble de la conférence

🎥 Voir la vidéo de la synthèse réalisée sur le vif par Marie-Anne Frison-Roche au terme de la conférence

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📝Lire l'article de Marie-Anne Frison-Roche rendant compte au Dalloz de la conférence. 

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🚧 lire le document de travail L'hypothèse de la "cause systémiqueréalisé préalablement à la conférence, pour préparer celle-ci.

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✏️ lire les notes exhaustives prises pendant la conférence⤵️

1. Les temps ont changé et de plus en plus les "systèmes" sont présents dans les causes qui, construites par les parties, sont présentées au juge👨‍⚖️Fabien Raynaud a repris les textes lointains de 1804 et a souligné que de nombreuses personnes désormais s'adressent au juge, ce que l'on appellerait non seulement les parties au litige mais encore les "parties prenantes", évoquant même une possible "instrumentalisation du juge". Ainsi si l'on devait faire reproche à quelqu'un d'un activisme, ce ne devrait pas être tant au Juge mais plutôt à toutes ces personnes qui se tournent vers lui, car le Juge n'est-il pas obligé de leur répondre ? Et toutes ces personnes, qui expriment le système social lui-même, peut-on leur faire reproche de poser des questions systémiques au juge ? Ainsi, 👨‍⚖️Fabien Raynaud a pris l'exemple non seulement du cas Grande-Synthe, qui est systémique par nature mais encore du cas Vincent Lambert, lequel est systémique parce que toute la société demande au juge de dégager une réponse unifiée à une question qui concerne la société tout entière. Comme le souligne 👨‍⚖️François Ancel, les causes systémiques "modifient l'horizon du juge" et 👨‍⚖️Christophe Soulard a montré qu'il fallait alors rapprocher les cas, par exemple ceux qui concernent d'une façon semblable les victimes d'actes terroristes, dans des audiences thématiques car c'est leur rapprochement qui constitue alors une cause systémique. 

2. A écouter les trois magistrats, on réalise que les causes systémiques ne concernent sans doute pas d'une façon binaire l'office du juge du fait ou l'office du juge du droit : les causes systémiques requièrent des juges expérimentés, aptes à comprendre l'ampleur des causes systémiques. A les écouter, on comprend aussi que cette capacité à se saisir de l'ampleur d'une cause systémique doit s'associer à ce que l'on percevait de leurs interventions respectives et de leur dialogue : il faut ce que l'on pourrait appeler un juge modeste. 👨‍⚖️Fabien Raynaud a rappelé que le juge n'agit que dans la saisine des partie et 👨‍⚖️Christophe Soulard a souligné que cette règle s'appliquait aussi bien en matière pénale qu'en matière civile. D'ailleurs 👨‍⚖️François Ancel a expressément dit : "le juge n'est pas le régulateur naturel de la société". Ainsi, c'est l'ampleur de la cause systémique qui, par un effet mécanique, donne de fait un pouvoir accru au juge, cela requiert d'autant plus de sa part cette modestie consistant à répondre à la prétention des parties, à considérer leurs allégations, mais à ne pas aller au-delà. 

3. Les trois juges ont souligné la difficulté consistant à identifier les causes systémiques. Même s'il peut y avoir un effet de nature, comme dans le cas Grande Synthe, cité par 👨‍⚖️Fabien Raynaud, affaire climatique illustrant alors que ce sont les faits eux-mêmes qui rendent la cause systémique. Mais, comme le souligne 👨‍⚖️Christophe Soulard, le juge détecte dans des cas des éléments qui, isolés, ne sont pas systémiques et qui, rapprochés, apparaissent comme tels. Il apparait alors que ce que chacun des trois intervenants a étudié, à savoir la qualification même de "cause systémique" est le premier enjeu, avant d'adapter la procédure et la façon de juger à celle-ci. 

4. A écouter les trois juges, apparaît d'une façon continue une première alternative, enjeu pratique majeur : la part des parties et la part du juge dans la construction et le traitement d'une cause systémique. En effet et par principe, chacun s'accorde à ce qu'une cause systémique soit l'affaire des parties, puisque ce sont les parties qui constituent l'édifice de faits qui constitue la cause. Même si un système, par exemple un système numérique, financier, concurrentiel, de santé, etc., est inclus dans cet édifice de fait, cela ne soustrait pas la cause à ce principe processuel. D'ailleurs, 👨‍⚖️François Ancel a visé l'article 6 du Code de procédure civile et suggère qu'il puisse exister sur cette base des sortes d' "alertes de cause systémique", lesquelles peuvent d'ailleurs être d'autant plus repérées aujourd'hui grâce à l'open data. Ecoutant cela, je me dis que l'hashtag #causesystemique sera bien utile….

5. Mais le principe de la construction des termes du litige par les parties, et donc de sa dimension systémique, ne signifie pas, ici pas plus que pour les autres causes, une passivité du juge. Ainsi, 👨‍⚖️Christophe Soulard a insisté sur le fait que de "petites causes" peuvent avoir une dimension systémique et c'est alors au juge, aidé souvent par les avocats, de dégager celle-ci. C'est d'ailleurs dans cette perspective que 👨‍⚖️Fabien Raynaud a pris l'exemple de contentieux actuels en matière d'urbanisme et le souci que le juge a alors de repérer cet effet systémique moins immédiatement perceptible. A les écouter, cela correspond alors à une sorte d'effet domino entre des cas qui, pris isolément, n'ont pas en eux-mêmes un effet systémique mais mis en perspective les uns les autres l'acquièrent. 👨‍⚖️Christophe Soulard souligne le même effet domino mais dans un autre sens : mettre en perspective des cas isolés, et non réunis par les parties elles-mêmes, que le juge doit corréler parce qu'ils vont entrer en contradiction dans un système et de ce seul fait détériorer celui-ci si le juge n'y apporte pas une réponse globale. Il cite comme exemple l'arrêt de la Chambre criminelle du 26 mai 2020 traitant de la question de la prolongation des détentions en période de Covid, la diversité des cas pouvant conduire à des contradictions systémiques de jurisprudence qu'il fallait prévenir. 

6. Apparaît à travers cet exemple un élément fort et commun à chacune des trois interventions : une anticipation par le juge des effets de la cause systémique, un discernement pour le futur, une conception Ex Ante de l'office du juge. 👨‍⚖️ Christophe Soulard l'illustre à travers le maniement par la Chambre criminelle de la réserve de conventionnalité. Cette façon d'ajuster le système pour qu'à l'avenir sa cohérence soit assurée par un ajustement d'interprétation plutôt que par une sanction est une conception Ex Ante de l'office du juge qui préserve le besoin Ex Ante de cohérence des systèmes impliqués dans les causes. Cela produit un effet de miroir entre l'Ex Ante qui caractérise ces différents systèmes (par exemple sanitaire, numérique, bancaire, énergétique, financier, etc.) et l'Ex Ante qui pénètre dans l'office du juge. Celui-ci en est transformé par rapport à une conception plus traditionnelle, situant davantage le juge dans l'Ex Post. 

7. Cela était palpable en écoutant chaque magistrat, décrivant et proposant des mécanismes concrets d'office Ex Ante du juge pour appréhender les causes systémiques. Par exemple 👨‍⚖️Fabien Raynaud a décrit les enquêtes à la barre, les audiences d'instructions, etc. 👨‍⚖️Christophe Soulard a souligné la pertinence de l'observatoire des litiges à venir, de l'organisation des audiences thématiques, de la communication d'un planning pour des délais ajustés. 👨‍⚖️François Ancel s'est référé à ce qui pourrait être un signalement le plus précoce possible des causes systémiques, notamment grâce à l'open data. Tous trois ont évoqué l'opportunité des amici curiae.

8. Au-delà des mécanismes à consolider, accroître, voire mettre en place, la pertinence d'une collaboration accrue avec les avocats et les parties a été soulignée par chacun. C'est ainsi que les trois juges conçoivent les instructions, y compris dans les juridictions plus spécifiquement en charge du Droit. Cette collaboration s'accroît aux autres juridictions, puisque les systèmes se caractérisent souvent par leur complexité, chacun s'étant référé à la grande utilité des mécanismes d'avis vers celles-ci, ainsi que vers les autorités administratives.

9. A les écouter, l'on pouvait imaginer une sorte de carré de travail pour construire et traiter les causes systémiques : entre en premier lieu les opérateurs du système, qu'il s'agisse des entreprises, des personnes impliquées dans les systèmes (internautes, malades, travailleurs, et autres parties prenantes), en deuxième lieu, les autorités de régulation ou de supervision, portant des causes systémiques articulées entre elles, selon la méthode systémique, en troisième lieu les avocats, en quatrième lieu le juge. Le fonctionnement des juridictions européennes est d'ores et déjà sur un tel modèle. 

10. Progressant dans leur réflexion, les trois juges se sont exprimés sur la façon de bien traiter les causes systémiques. Evoquant les techniques procédurales proprement dites, ils ont tous évoqué la nécessité d'approfondir les mécanismes probatoires pour que le système impliqué soit mieux maîtrisé par le juge qui est saisi de la cause dans laquelle ce système est inséré. Amici curiae et experts aident à cela. Cela les a tous mené sur le terrain du contradictoire, puisque nécessairement le débat s'élargit au fonctionnement du système impliqué. Ainsi, lorsque 👨‍⚖️Fabien Raynaud évoque l'arrêt Nicolo il souligne qu'à travers ce cas très ordinaire et standard, c'est l'ensemble du système européen qui avait été, en octobre 1989, revu par les juges. De la même façon, 👨‍⚖️Christophe Soulard évoque l'arrêt rendu en novembre 2020 par la Chambre criminelle qui, à partir d'un cas ordinaire, décide la transmission de la responsabilité pénale en cas de fusion-acquisition car c'est notamment le souci systémique du climat qui était en jeu. De la même façon, 👨‍⚖️François Ancel évoque la dimension systémique internationale qui justifie pareillement un débat élargi sur des causes qui peuvent paraître à première vue n'impliquer qu'un sujet particulier. 

11. A les écouter, est ainsi ressortie la part d'organisation qui permet de mesurer la dimension systémique d'une cause et de répondre à cette dimension. Ainsi👨‍⚖️François Raynaud évoque l'opportunité de renvoyer à une formation supérieure dans la juridiction. 👨‍⚖️Christophe Soulard souligne celle de retrouver des cas ayant des points communs, ce qui fut par exemple fait concernant des victimes d'actes terroristes, se soustrayant à l'ordre mécanique d'arrivée des dossiers. 👨‍⚖️François Ancel explicite la l'opportunité d'adopter en conséquence une démarche d'avant-dire droit : les orateurs rejoignent cette perspective par laquelle le juge pose le cadre dans lequel il va par méthode appréhender la cause systémique pour que dans un second temps les parties et leurs avocats construisent le débat. Cette organisation dans le temps concerne également les autres juridictions, 👨‍⚖️Fabien Raynaud se référant aux questions préjudicielles "insistantes" par lesquelles le juge s'assure de la bonne compréhension et de la persistance de l'opinion contraignante du juge supérieur. 

12. Apparaît alors une dialectique entre le formel et l'informel dans l'appréhension par le juge des causes systémiques. Les trois juges ont souligné les mérites de l'informel pour que le système impliqué par une cause soit reconnu et considéré, 👨‍⚖️Fabien Raynaud utilisant ce terme d' "informel", 👨‍⚖️François Ancel le reprenant à travers l'expression de soft law, 👨‍⚖️Christophe Soulard évoquant les échanges fréquents avec les avocats prenant cette voie-là. Mais tout ne doit pas être de cette nature-là. Tout d'abord parce que la cause systémique appelait une décision d'une portée plus grande, parce que si elle porte sur une cause singulière, affectant un système complet, la décision prise ne peut qu'avoir un rayonnement systémique, ce qui rend périlleuse son articulation avec la prohibition de l'article 5 du Code civil (qui interdit au juge français de statuer par voie de disposition générale et réglementaire). 👨‍⚖️François Ancel souligne la façon dont le système et la méthode systémique s'articulent pourtant avec l'article 5 du Code civil puisque la généralité est dans ce que l'on apporte au juge et non dans la solution qu'il apporte à la question qu'on lui pose, question à laquelle l'article 4 du Code civil l'oblige à répondre. Il demeure que le traitement procédural, avec des experts, des audiences d'instruction, etc., et la décision qui va en résulter impactant l'ensemble du système, justifie par exemple le recours à une formation supérieure (👨‍⚖️Fabien Raynaud), voire des audiences plus solennelles pour examiner plusieurs cas thématiquement rassemblés (👨‍⚖️Christophe Soulard, se référant pour la série de cas impliquant la violation invoquée du délai raisonnable dans les procès criminels ), voire y compris dans des juridictions du fond la constitution de fait de formations solennelles (👨‍⚖️François Ancel), puisque le système y est en quelque sorte présent.

13. Par ces différentes méthodes, le juge peut ainsi appréhender les systèmes que les parties elles-mêmes ont insérés dans les causes qu'elles lui soumettent. Cette réception méthodologique du système par le juge se traduit dans la décision même, comme le montre l'exemple pris par 👨‍⚖️Christophe Soulard de l'arrêt de la Chambre criminelle de la transmission de la responsabilité pénale en cas de fusion-acquisition. 👨‍⚖️François Ancel se demande si de ce fait le juge ne devient pas lui-même le régulateur du système. A l'écouter, cela rappelle en tout cas ce qui est une hypothèse si souvent avancé concernant les systèmes régulés ou plus généralement concernant les rapports entre le juge administratif et les autorités de régulation. En tout cas, 👨‍⚖️François Ancel estime que sur une telle lancée l'on pourrait concevoir que le juge pourrait alors, selon le modèle britannique, recourir davantage à la médiation entre les opérateurs d'un système et ceux qui sont impliqués par celui-ci, façon de réguler le système.  

14. A partir de réflexions à la fois si approfondies, montrant toute la spécificité des causes systémiques, il est apparu qu'il n'était pas opportun de concevoir une sorte de juge spécialisé à propos des causes systémiques. Mais qu'en revanche une méthode pour les reconnaître et pour les traiter, notamment pour que les places puissent bénéficier d'une méthode plus identifiée. Ces parties systémiques, dont les places ne sont qu'un exemple, les opérateurs cruciaux ou les autorités de régulations en constituant d'autres, sont plus aisément à identifier. Cela justifie des techniques non seulement dans la procédure, soulignées par 👨‍⚖️Fabien Raynaud, mais encore dans la rédaction des décisions, pouvant contenir à leur bénéfice des sortes de signaux (👨‍⚖️François Ancel) ou des obiter dicta (👨‍⚖️Christophe Soulard). 

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