16 novembre 2019

Publications

Le Gouvernement capte lui-même sur les réseaux sociaux les données personnelles, sans le consentement des intéressés, mais pour la bonne cause: la lutte contre la fraude fiscale. Qu'en penser juridiquement ?

par Marie-Anne Frison-Roche

Le projet de loi de Finance a . proposé au Parlement de voter un article 57 dont l'intitulé est : Possibilité pour les administrations fiscales et douanières de collecter et exploiter les données rendues publiques sur les sites internet des réseaux sociaux et des opérateurs de plateformes. 

Son contenu est en l'état du texte voté à l'Assemblée Nationale le suivant :

"(1) I. - A titre expérimental et pour une durée de trois ans, pour les besoins de la recherche des infractions mentionnées aux b et c du 1 de l'article 1728, aux articles 1729, 1791, 1791 ter, aux 3°, 8° et 10° de l’article 1810 du code général des impôts, ainsi qu’aux articles 411, 412, 414, 414-2 et 415 du code des douanes, l’administration fiscale et l’administration des douanes et droits indirects peuvent, chacune pour ce qui la concerne, collecter et exploiter au moyen de traitements informatisés et automatisés n’utilisant aucun système de reconnaissance faciale les contenus, librement accessibles, publiés sur internet par les utilisateurs des opérateurs de plateforme en ligne mentionnés au 2° du I de l'article L. 111-7 du code de la consommation.

(2) Les traitements mentionnés au premier alinéa sont mis en œuvre par des agents spécialement habilités à cet effet par les administrations fiscale et douanière.

(3) Lorsqu’elles sont de nature à concourir à la constatation des infractions mentionnées au premier alinéa, les données collectées sont conservées pour une durée maximale d’un an à compter de leur collecte et sont détruites à l’issue de ce délai. Toutefois, lorsqu’elles sont utilisées dans le cadre d'une procédure pénale, fiscale ou douanière, ces données peuvent être conservées jusqu’au terme de la procédure.

(4) Les autres données sont détruites dans un délai maximum de trente jours à compter de leur collecte.

(5) Le droit d'accès aux informations collectées s'exerce auprès du service d'affectation des agents habilités à mettre en œuvre les traitements mentionnés au deuxième alinéa dans les conditions prévues par l'article 42 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés.

(6) Le droit d'opposition, prévu par l'article 38 de la même loi, ne s'applique pas aux traitements mentionnés au deuxième alinéa.

(7) Les modalités d'application du présent I sont fixées par décret en Conseil d’État.

(8) II. - L'expérimentation prévue au I fait l'objet d'une évaluation dont les résultats sont transmis au Parlement ainsi qu’à la Commission nationale de l’informatique et des libertés au plus tard six mois avant son terme."

 

Cette initiative a provoqué beaucoup de commentaires, plutôt réservés, même après les explications données par le ministre du Budget à l'Assemblée Nationale. 

Qu'en penser juridiquement ?

Car la situation est assez simple, c'est pourquoi elle est difficile : d'un côté, l'Etat va capter des informations personnelles sans l'autorisation des personnes concernées, ce qui est contraire à l'objet même de la loi de 1978, ce qui entraîne une pleine désapprobation ; de l'autre côté, l'administration obtient les informations pour poursuivre des infractions fiscales et douanières, ce qui concrétise l'intéret général lui-même.

Alors qu'en penser ?

Lire ci-dessous.

I. UNE INNOVATION ET NON PAS UNE ANALOGIE

L'efficacité est par nature le souci premier des Autorités en charge de la poursuite des infractions. 

Le Juge, et les Régulateurs lorsqu'ils analysent les sanctions, prennent en considèration les garanties des personnes poursuvies, c'est-à-dire techniquement ayant "vocation" à être condamnées. Or, par nature la procédure pénale, disciplinaire, administrative répressive, est une construction de droits subjectifs processuels fondamentaux, par exemple les droits de la défense, ayant pour objet de donne toute chance à ces personnes d'échapper à cette condamnation.

Ainsi par nature et tant qu'on est dans un Etat de Droit, c'est-à-dire un Etat qui limite ses pouvoirs, alors même que ceux-ci sont légitimes, fondés et utiles, parce que la sanction est indissociable de la procédure qui lui est préalable, cette procédure, ayant pour fonction de permettre à la personne poursuivie (dans l'indifférence de savoir si elle est coupable ou innocente) d'accroître ses chances de n'être pas l'objet d'une décision lui faisant grief,  comprendre des éléments irréductibles d'inefficacité au regard de la répression.

Ainsi l'autorité de poursuite, organe de l'Etat, a par nature pour principe d'action l'efficacité, tandis que l'Etat de Droit, par un même effet de nature, a pour principe des inefficacités. Par exemple le droit de se taire, le droit de mentir, le droit de cacher, etc. 

Ce souci des libertés, privées et publiques, est si profond que par exemple le Conseil constitutionnel rappelle que les personnes poursuivies pour trafic de drogue ne devaient voir leurs droits diminuer en raison de la gravité des faits reprochés, mais au contraire voir leurs droits accrus car en raison de cette même gravité elles risquaient des décisions de sanctions leur faisant davantage préjudice.

Dans le cas présent, il s'agit pour l'Etat de souligner la difficulté de poursuivre efficacement la fraude fiscale et douanière lorsque celle-ci s'exprime d'une façon internationale et organisée. Cela fait écho aux qualifications pénales de "bande organisée" permettant des procédures de recherche de preuve plus violentes. 

L'Etat présente une "analogie" entre l'acte ordinaire pour les contrôleurs de lire certains journaux, comme Point de vue-Image du monde, montrant le niveau de vie effectif et la localisation réelle de tel ou tel contribuable, à l'occasion de mariages fastueux ou de vacances chics. 

Les supports auraient changé mais la méthode serait la même : sur les réseaux sociaux, l'on raconte les mariages, les voyages, les soirées. C'est sans doute moins chic, les robes sont moins longues, mais ces publications virtuelles sont tout autant disponibles et la lecture de l'un vaut pour la lecture de l'autre.

Cette analogie ne vaut pas. En effet, les réseaux sociaux et les plateformes ne sont pas des publications même s'ils sont des medias et s'il est loisible à tous d'acheter un journal et d'en tirer toutes conséquences en lisant les chroniques mondaines, les plateformes et les réseaux ne sont pas des publications disponibles où chaque personne mentionnée peut savoir qu'elle est ainsi "démasquée".

"Personae" signifiait en latin le "masque" et l'on peut toujours refuser d'être photographié, d'avoir son identité révélé par un journal, au nom de son droit à la vie privée, sauf à ce que le droit à l'information ne veille pas contredire ce droit de la personne à demeurer caché. Ce qui est vrai pour les journaux ne l'est pas pour les réseaux sociaux et les plateformes. 

En effet, ce que souligne la CNIL, c'est la crainte de l'apparition du "criminel-né". Par l'utilisation du machine learning, algorithme auto-apprenant, peuvent se dégager des portraits-types de "délinquants fiscaux". L'on pourrait songer à ce que deux qui correspondent à ce portrait, en raison de leurs achats, de leurs voyages, de leurs habitats, de leurs fréquentations, etc., fassent l'objet d'un "contrôle automatique", déclenché par l'algorithme lui-même, puisqu'ils sont "profilés" délinquants. De la même façon que dans la finance digitalisée, l'algorithme déclenche les ordres d'achat et de vente, ici l'algorithme de contrôle déclencherait l'enquête.

Cela est logique, efficace, rationnel, économe du temps. Si la CNIL est si soucieuse de l'engagement contraire pris par l'Etat, celui de ne pas recourir à des "contrôles automatiques", c'est-à-dire de ne pas penser l'action juridique de recherche d'infraction sur des assujettis à travers les portraits-robots du délinquant idéal, c'est que la théorie du "criminel-né" a fait florès dans la seconde partie du XIXième siècle , était au centre de la théorie de la "défense sociale" et a laissé des traces dans un Droit sanctionnant par avance les êtres humains fichés puisque correspondant au portrait du "criminel par nature". L'Etat de Droit ayant souvenir que cela ne compta pas pour rien dans la Seconde Guerre mondiale dans des populations reconnaissables comme "malfaisantes" et fichées comme telles, exclut ce système Ex Ante basé sur l'efficacité. 

 

II. LA GRAVITE DES INFRACTIONS RECHERCHEES NE JUSTIFIE PAS LA CAPTATION D'INFORMATIONS CONCERNANT LES PERSONNES

Dans sa délibération du 12 septembre 2019 sur le projet d'article de la Loi de finances, la CNIL suit le gouvernement en ce qu'il lie méthode probatoire intruive et justification de cela par la gravité des manquements recherchés : "De la même manière, si certaines des infractions visées au projet d’article 9 semblent correspondre à des manquements fiscaux considérés comme graves par l’administration en tant qu’ils sont passibles d’une majoration importante, elle s’interroge sur la pertinence de recourir à un tel dispositif pour les infractions visées à l’article 1791 du CGI dans la mesure où cet article encadre l’ensemble des violations du régime fiscal des contributions indirectes indépendamment d’un niveau particulier de gravité.". Ainsi à grands manquements, possibilités de restreindre les libertés dans la recherche des preuves, à petits manquements pas de possibilité de recourir à ces efficaces moyens ....

Le Droit pénal classique et le Droit constitutionnel n'opèrent pas un tel lien, raisonnent même  à l'inverse. Le souci des libertés, privées et publiques dont le Droit est gardien, est si profond que par exemple le Conseil constitutionnel rappelle que les personnes poursuivies pour trafic de drogue ne devaient voir leurs droits diminuer en raison de la gravité des faits reprochés, mais au contraire devraient voir leurs droits accrus car en raison de cette même gravité elles risquent des décisions de sanctions leur faisant davantage préjudice.

On se souvient qu'en France ce souci constitutionnel s'est cristallisé par la création en 1978  de la CNIL, en réaction à la création d'un fichier constitué pour rendre plus efficace la poursuite de terroristes, le fichier Safari , le titre de cette loi conservée comme cadre dans la transposition du Réglement communautaire dit "RGPD", de Informatique et Libertés montrant qu'il s'agit bien de mettre en équilibre l'efficacité de la technologie (hier la puissance de stockage et de croisement de l'information ; aujour'hui la puissance de traçabilité croisée de l'information) et les libertés. Cela n'a pas changé.

La tension reste de même nature : plus c'est grave, plus l'Etat veut un outil de poursuite efficace ; plus c'est grave, plus le Droit veut un outil qui préserve les personnes susceptibles d'être sanctionnées, c'est-à-dire l'inefficacité des poursuites.

Or, comme le "Droit des données" relève du "Droit de la Compliance", c'est-à-dire d'un Droit qui se décentre pour se reconstruire sur l'impératif d'efficacité de l'action pour atteindre l'objectif d'intérêt public, plus cette seconde dimension recule.

Mais en premier lieu, la CNIL qui fût instituée pour tempérer l'ardeur d'efficacité de la technologie ne pouvait en septembre 2019 que formuler un avis très réservé sur cet article 57 de la loi de finances

En second lieu et d'une façon générale, les cours constitutionnelles sont réservées à l'égard du Droit de la Compliance, estimant de leur office de préserver les principes classiques de procédure contre l'engouement d'efficacité du Droit de la Régulation et du Droit de la Compliance

 

III. LE CARACTERE "RENDUE PUBLIQUE" D'UNE INFORMATION NE LA METAMORPHOSE PAS EN "INFORMATION DISPONIBLE"

Dans l'état du texte voté, qui diffère du texte du projet de loi, avant même d'être capté par l'Etat,il convient que l'information publique ait été rendue intentionnellement disponible à tous, par un acte non-équivoque de publication.

L'on sait que les entreprises numériques, qui construisent, font fonctionner et régulent en second niveau les réseaux sociaux et les plateformes,  prennent grand soin à n'être pas qualifiées d'éditeurs. Malgré quelques décisions de justice, les textes ont donc suivi leurs pas.

Selon le texte voté par l'Assemblée Nationale, il faut tout d'abord que le contenu soit "public". Or, les plateformes ne le sont pas toujours, la "politique de l'identité réelle" ne s'y applique pas toujours, etc. Plus encore, la définition était si incertaine que les parlementaires ont indiqué que ne pourraient être collectées que les informations "manifestement rendus publiques".

Un tel adverbe, surtout celui fréquemment utilisée en matière de référé et à propos duquel les décennies de jurisprudence s'est pencher pour déterminer ce qui est "manifeste" et ce qui ne l'est pas", ne peut que faire craindre quant à la précision du critère. Or, puisqu'il s'agit d'utilser cette information pour obtenir une condamnation, comme le précise l'article 57 qui distingue un délai de conservation pour une information simplement disponible pour l'administration qui veut en savoir plus à propos d'un contribuable et un temps de conservation autant qu'il est nécessaire lorsque celle-ci est intégrée dans une procédure pénale, douanière ou de sanction administrative. Mais la jurisprudence a toujours fait remonter dans le temps les garanties de procédure, afin que celle-ci ne prenne forme. Dès lors constitutionnellement, l'imprécision de ce qu'est une information "manifestement rendue publique" pose problème. 

 

IV. L'ACTE DE PUBLICATION EST-IL L'EQUIVALENT DE L'ACTE DE CONSENTIR POUR AUTRUI ?

Plus encore,  il ressort des discussions et des justifications apportées par le Gouvernement que l'on a effectivement voulu quitter le vieux monde des journaux en papier pour bâtir des raisonnements factuels et en droit adéquat au monde numérique qui est désormais le nôtre, avec l'efficacité du Droit de la Compliance, ne mettant pas en échec l'autorité de l'Etat et utilisant au contraire la puissance technologique des opérateurs pour mieux concrétiser son autorité.

En effet, après s'être inquiété de l'absence de définition de ce qu'est une "information disponible", la CNIL dans sa délibération du 12 septembre 2019,  estime qu'en tout état de cause le fait d'une "disponibilité" de l'information ne suffit pas, il faut un acte : "De manière générale, la Commission rappelle que la seule circonstance que les données soient accessibles sur internet, et que les personnes aient éventuellement conscience qu’un potentiel risque d’aspiration de leurs données existe, ne suffit pas pour que les administrations qui souhaitent les exploiter soient exonérées de l’obligation de collecter ces données de manière loyale et licite. ".

Cet acte nécessaire pour que l'information devienne disponible au bénéfice de l'administration afin qu'elle poursuive sa mission d'intérêt général, cela sera la "publication". L'on passe de la disponiblité à la publication. L'on passe d'un fait à un acte. Et la "publication" est un acte unilatéral de volonté. 

L'on voit bien que le raisonnement est emprunté effectivement non plus tant au droit des enquêtes et aux systèmes probatoires usuels mais bien plutôt à ce qui fonde pour l'instant le libre usage des données à caractère personnel : le "consentement".

En effet, l'idée est que puisqu'un internaute a librement et sans ambiguité ("manifestement") usé de sa volonté pour "publier", alors même si cela n''est pas au sens où le veut la propriété intellectuelle, c'est-à-dire chez un "éditeur", l'information sera donc disponible, utilisable.

Mais la difficulté viendra lorsque l'information ainsi rendue disponible ne concerne pas l'internaute qui a exprimé manifestement sa volonté et donné une information sur un tiers. Car si le consentement est si important dans le Droit des données personnelles, c'est parce qu'il vaut renoncement à la protection. Et rend ainsi l'information disponible aux tiers....

Or, comment pourrait-il y avoir disponibiltié de l'information pour l'administration, s'il s'agit d'une information sur la vie privée non plus de celui qui la publie mais sur un tiers, dont le premier parle, même si celle-ci pourrait être efficace pour permettre par exemple d'évaluer le niveau de vie de celui-ci ou pour le localiser ? (certes la reconnaissance faciale est exclue, mais pas la captation de l'information sur le tiers si un internaute lui rend visite et publie une photo de sa belle maison, de sa voiture, raconte un événement, etc.).

Or, les informations fiscalement utiles sont souvent collectées dans des récits sur des réunions et fêtes collectives, donc sur des tiers par rapport à celui qui a pris l'initiative de publier. Ces tiers n'ont pas consenti à une telle publication. Même si la reconnaissance faciale est expressément interdite, la "collecte" des informations sur des tiers n'ayant consenti à rien les concernant ne l'est pas.

Il s'agit d'une d'une "publication" dans un espace numérique qui n'est pas régi par les textes spécifiques à la presse , qui donne des informations à caractère personnel sur des personnes, soit celles qui ont voulu "manifestement rendre publiques" ces données à caractère personnel, ce "consentement" pouvant sans doute rendre disponible celle-ci tandis qu'on peut penser que les tiers qui peuvent être "concernés" par cette "publication", qui n'a consenti à rien, ne peuvent pas voir leur droit constitutionnel à la vie privée ainsi méconnu, puisqu'ils n'ont pas consenti à cet acte de volonté, n'en étant pas à l'origine et qu'ils ne seront souvent pas au courant de cette publication, alors qu'ils sont présumés le savoir lorsqu'il s'agit d'une publication dans un média du monde d'hier.

Il faut que le Parlement réfléchisse à deux fois.  

En effet, le consentement et l'acte de volonté libre, ici la publication, ne doivent pas être scindés dans une société libérale et d'Etat de Droit. Surtout lorsque nous sommes dans un contexte de perspective de sanction, justifiant un raisonnement restrictif.

Sans doute par prudence et dans la perspective du contrôle qu'opérera le Conseil constituionnel, le Sénat devra-t-il tenir compte de tout cela, afin que l'efficacité de l'administration fiscale et douanière, portée par le Droit de la Compliance, trouve néanmoins à se déployer, que les technologies ne l'entravent pas mais la servent

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