20 octobre 2021

Publications

🚧 L'appui du Droit de la Compliance pour la maîtrise quotidienne du Droit de la Concurrence

par Marie-Anne Frison-Roche

 Référence complète : Frison-Roche, M.-A., L'appui du Droit de la Compliance pour la maîtrise quotidienne du Droit de la Concurrence, document de travail, octobre 2021.

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 Ce document de travail a été élaboré pour servir de base à une contribution aux Mélanges offerts à Laurence Idot, parus en juillet 2022.

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 Résumé du document de travail : Le Droit de la concurrence est devenu si énorme et « réglementaire » qu’on finirait par renoncer à vouloir le saisir dans son ensemble, préférant devenir spécialiste de l’une de ses parties. Cela serait perdre de vue la raison simple et forte qui unit l’ensemble et lui donne son souffle : la liberté. Liberté éprouvée par la personne dans son action économique quotidienne, liberté gardée par le Droit de la concurrence, revenant toujours à son principe : la libre concurrence. Raison pour laquelle l’Union européenne fait grande place à la concurrence. Pour la rendre et la garder effective, la « politique de la concurrence » s’articule au Droit de la concurrence mais si autorités et juges ne font pas reproche aux entreprises leur puissance, ils ne s’appuient pas sur celle-ci. Pour ce faire, il faut alors être épaulé par le Droit de la Compliance, qui incite fortement les entreprises à agir pour l’effectivité et la promotion des principes concurrentiels. Le Droit de la concurrence glisse ainsi de l’Ex Post vers l’Ex Ante, les engagements des entreprises conduisant celles-ci à cesser d’être passives et punies pour devenir des acteurs convaincus et eux-mêmes pédagogues. De quoi plaire à une grande professeure de Droit de la concurrence, à laquelle hommage est ici rendu. 

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Lire le document de travail ci-dessous

Le Droit de la concurrence se présente de plus en plus comme une masse réglementaire, tantôt dure et tantôt souple, masse ne cessant de changer, plutôt par petits fragments dans le hard law à l'occasion des multiples retouches des textes, plutôt par pans entiers dans le soft law lorsque de nouvelles lignes directrices sont publiées, ce qui rend le droit souple beaucoup plus violent que le droit dur ; masse dont le sens varie désormais selon les cas, le terme de "pragmatisme" nous consolant de cela, masse qui serait de ce fait si difficile à apprendre, à comprendre et à manier qu'il faudrait renoncer à la saisir tout entière.

Pour appréhender néanmoins le Droit de la concurrence, la solution pourrait être de le  segmenter pour devenir toujours plus spécialiste non plus du Droit de la concurrence mais spécialiste (c'est-à-dire connaisseur et habile) des comportements anticoncurrentiels, ou des pratiques restrictives, ou des aides d'États, ou des concentrations, ou de la concurrence déloyale, ou des différents secteurs (énergie, transport, banque, agriculture, santé, etc.) dans lesquels les principes concurrentiels se superposent aux mécanismes de régulation, ou des nouveaux espaces où le Droit de la concurrence se débat pour trouver sa place, comme l'espace numérique.

Ce qui paraît  être une solution serait pourtant un renoncement car l'engendrement de toutes ces petites branches du Droit, même si on les additionne ensuite, ne donne pas une compréhension de ce qui leur est commun : la libre concurrence. Plus encore, cela conduit à oublier ce qui donne du souffle à l'ensemble du Droit de la concurrence : la liberté. La disparition de cet esprit-là, pourtant commun au Code civil et aux Traités fondateurs de l'Europe, présent encore dans les lettres minuscules des divers textes, est très dommageable car dans la technique réglementaire, rien ne ressemble plus à une réglementation concurrentielle qu'une autre, par exemple la réglementation concurrentielle chinoise et la réglementation concurrentielle occidentale, semblant copie l'une de l'autre, alors que le Droit de la concurrence est l'expression dans le Droit occidental de la liberté des personnes et non dans la réglementation chinoise, laquelle active la prospérité des marchés sans relâcher la primauté du groupe sur la liberté des personnes. 

La vision d'ensemble est donc essentielle. 

C'est pourquoi la science immense de Laurence Idot, qui n'ignore rien de l'ensemble du Droit de la concurrence, est si précieuse, dans cette matière concurrentielle qu'il faut embrasser comme un ensemble et s'il fallait ne rendre hommage à Laurence Idot qu'à un seul titre, cela pourrait être déjà à celui-ci : celui d'en être un maître. Cela permet d'en mettre toujours les principes en premier. 

Mais peu peuvent la suivre dans cette maîtrise et il est sans doute regrettable de songer qu'une branche du Droit ne pourrait donc être comprise dans son ensemble que par ses quelques maîtres.  

Ce regret de penser qu'on ne pourrait donc comprendre dans sa globalité le Droit de la concurrence serait d'autant plus vif et dommageable  que le Droit de la concurrence est un Droit quotidien.

L'individu n'est pas obligé d'être un investisseur ni un entrepreneur mais, être social, il est obligé d'être un acheteur et si le premier objet juridique du Droit de la concurrence sont les prix, tirés à hue et à dia par les théories des uns et des autres pour savoir où est le consommateur et le bien-être de celui-ci 📎!footnote-2317, c'est bien concrètement nous qui sortons l'argent pour acquérir les biens et les services.

Or, si même ceux qui travaillent sur cette branche du Droit ne semblent plus désirer en avoir une vision d'ensemble, comment ceux qui vivent chaque jour dans les mécanismes les marchés concurrentiels les comprendraient-ils ? Car il faut bien comprendre d'abord pour avoir ensuite une opinion et agir en conséquence.

Plus le Droit de la concurrence sera perçu et présenté comme des réglementations additionnées, variant à chaque nomination d'un nouveau réglementateur et moins nous en aurons la maîtrise, puisque nous ne désirons plus celle-ci.

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Dès lors, comme faire pour prétendre encore comprendre cette branche du Droit, vécue en pratique par tous mais qui apparait souvent sous sa forme savante aujourd'hui si morcelée par tant de sous-spécialités, ce qui conduit à n'en penser rien, permettant ainsi à d'autres, par exemple des leaders d'opinions n'y connaissant rien techniquement d'en évoquer les règles en accusant les uns et les autres d'être la cause des maux dont nous souffrons (l'un parlant de l"ultralibéralisme", l'autre de la "tyrannie des technocrates", le troisième du "gouvernement des juges", le quatrième de la "dépossession par Bruxelles", etc.) pour en tirer des profits politiques, voire électoraux, sans que les spécialistes n'aient plus rien à en dire ? 

Par la hauteur de sa perspective, Laurence Idot a gardé la capacité à restituer d'une façon globale ce qu'est le Droit de la concurrence et à le faire comprendre. En même temps qu'elle maîtrise parfaitement la technicité du Droit de la concurrence, elle a en effet souligné la part déterminante de celui-ci dans la "politique de la concurrence" pour la construction de l'Union européenne.

Il est vrai qu'il ne faut pas confondre le Droit de la concurrence, fait de techniques, et la "politique de la concurrence", affaire des Autorités politiques, comme le terme l'indique. La politique, cela ne serait pas l'affaire des juristes, qui se tromperaient de registre et d'ordre s'ils confondaient les deux. Pourtant en 2018, Laurence Idot, dans un article faisant date, fit la fresque de 60 années de politique de la concurrence dans l'Union européenne 📎!footnote-2311, montrant que le Droit de la concurrence, s'il peut être appréhendé comme un ensemble de règles en soi, la question de ses buts étant extérieure à cette branche du Droit, constitue néanmoins le cœur européen de la "politique de la concurrence".

Dès lors que l'on prend en considération ce pour quoi les institutions européennes ont développé si fortement ce corpus afin de construire l'Europe, le paysage normatif à la fois se simplifie et se stabilise. En effet, pendant 60 ans et encore aujourd'hui, il s'agit toujours du même but : construire l'Europe, la faire passer de l'état de projet, un projet étant lui-même une réalité à part entière, une dunamis au sens aristotélicien du terme, une "puissance" que l'action actualise pour qu'elle apparaisse dans sa concrétisation dans le monde. Cette concrétisation européenne requiert des décennies, le Droit de la concurrence en a été son "pilier principal", pour reprendre la description détaillée qu'en fait Laurence Idot📎!footnote-2322

Mais un projet politique ne peut se réaliser par les forces politiques seules, l'Europe en est l'un des plus flagrants exemples. Il exprime une volonté politique, exécutée par la Commission européenne, organe administratif au service de l'Union, mais cette volonté politique doit trouver un écho, une alliance à la fois dans les entreprises et dans la population.

Si l'on ne conçoit les entreprises que comme des assujetties, qui n'existent que pour être punies lorsqu'elles méconnaissent les prescriptions concurrentielles, comment ce projet européen, dont le Droit de la concurrence est un pilier, pourrait-il se concrétiser, puisque la force principale est dans les entreprises et que l'objet même du Droit de la concurrence serait de réduire sans cesse leur puissance et non pas de s'appuyer sur celle-ci ? 

La Cour de Justice rappelle, certes en en-tête de nombreux arrêts, 📎!footnote-2318 que la puissance n'est pas reprochable en soi aux entreprises, que l'accroissement de puissance d'une entreprise sur un marché ne l'est pas davantage, et que si la position dominante engendre une "responsabilité particulière", il ne s'agit pas d'une responsabilité Ex Post conduisant à une punition mais d'une responsabilité Ex Ante engendrant des obligations spécifiques. 

Mais s'il ne s'agit pas de faire reproche aux entreprises ni de  leur puissance, ni de leur désir de puissance et leur action dans ce sens, le constat reste neutre et le Droit de la concurrence classique ne veut pas profiter pour lui-même de la puissance des entreprises. 

Plus encore, c'est non seulement en terme d' assujettissement mais en terme de délinquance que le rapport entre les autorités publique et les entreprises est traditionnellement pensé. En effet, dans le vocabulaire courant, c'est bien en termes très répressifs que les entreprises sont visées. Ainsi et par exemple la terminologie utilisée par tous d' infraction, alors qu'il ne s'agit que de violation de règles civiles, au mieux de manquement à des règles administratives d'ordre public de direction sanctionnées par des autorités administratives ou juridictionnelles (administratives ou civiles), mais qu'il ne s'agit pas d'infraction, terme qui suppose la violation d'une règle pénale. Cet usage traduit une conception générale comme quoi il s'agit toujours de frapper une entreprise délinquante.

Pourquoi les concevoir ainsi, alors qu'il s'agit de construire ? Il est exact que le but du Droit de la concurrence, qui fait l'objet de tant de réflexions savantes et disputées  📎!footnote-2314, peut être tautologique : le Droit de la concurrence a pour objet la concurrence. Mais, comme le souligne Laurence Idot 📎!footnote-2319, cette concurrence est elle-même un instrument de la construction européenne, le Droit français étant lui-même, même lorsqu'il fonctionne en autonomie institutionnelle, en duplication du Droit substantiel de l'Union européenne.

Dès lors, c'est plutôt en alliance avec les entreprises que le Droit de la concurrence doit être pensé.

Plus encore, puisque tout individu est acteur sur  les marchés concurrentiels, chacun doit comprendre pourquoi il nous est profitable de vivre dans ce système-là. Les débats autour de la question de savoir si le bien-être du consommateur est ou n'est pas le but du Droit de la concurrence sont fort intéressants et ont un impact technique très important sur l'application des règles, mais il demeure très abstrait. 

Si l'on ne veut pas, par exemple, que les critiques contre "l'ultra-libéralisme", qui sont d'autant plus convaincantes et prospèrent d'autant plus que l'auditeur ne connait pas les principes qui animent le Droit de la concurrence, il faut que chacun puisse comprendre le Droit de la concurrence par ses principes, faute de quoi il ne peut en mesurer les bénéfices. Pour cette tâche pédagogique, les entreprises sont les mieux placées.

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C'est là que le Droit de la compliance vient épauler le Droit de la concurrence. 

En effet, si le Droit de la compliance se développe par ailleurs, pouvant porter des principes a-concurrentiels, voire anti-concurrentiels 📎 !footnote-2315, il conforte aussi le Droit de la concurrence en ce qu'il lui apporte les entreprises et la population comme alliés directs.

En effet, les "programmes de compliance", souvent appelés par les autorités françaises "programmes de conformité", consistent pour une entreprise à s'engager à promouvoir elle-même une attitude visant non seulement à ne pas méconnaître les règles de concurrence mais encore, voire surtout, à en promouvoir auprès de chaque personne dont elle doit répondre l'intérêt de s'y conformer. 

Le document-cadre d'octobre 2021 📎!footnote-2320 de l'Autorité de la concurrence prolonge et accentue celui antérieurement élaboré en 2012 📎!footnote-2321, en insistant sur l'alliance ainsi produite entre l'Autorité, qui vient elle-même en appui de l'entreprise tandis que celle-ci s'engage en dehors de toute procédure de sanction à faire comprendre à ceux dont elle répond l'intérêt qu'ils ont à agir d'une façon loyale dans un marché qui ne peut bien fonctionner que si eux-mêmes se comportent bien. 

Ainsi les forces des autorités et les forces de l'entreprises peuvent converger, notamment dans l'explication à donner à ceux qui, sur le terrain et dans leur vie quotidienne, ne sont pas techniquement capables de se plonger dans ce magma réglementaire, ne le souhaitant d'ailleurs pas, mais aimeraient comprendre pour quoi cela est fait et quel est leur rôle. 

En s'engageant ainsi dans les techniques de Compliance que l'on retrouve dans bien d'autres situations, le Droit de la Concurrence amenuisant de plus en plus son ancienne nature Ex Post pour s'ancrer dans l'Ex Ante qui caractérise les outils de Compliance📎!footnote-2323, l'entreprise, agissant au quotidien, se transforme elle-même en professeur📎!footnote-2316, ,

Cela ne peut que satisfaire Laurence Idot, grande pédagogue du Droit de la concurrence.

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1

Notamment aux Etats-Unis, v. 👤Frison-Roche, M.-A., et 👤Roda, J.-Ch, 📕Précis Dalloz Droit de la concurrence2022. 

2

👤Idot, L., 📝Brefs regards sur 60 ans de politique européenne de concurrence, .Revue de l'Union européenne, 2018, p.641 et s.

3

Même si l'on peut considérer que dans cette construction aujourd'hui l'Europe de la Régulation et de la Compliance ont pris le relais de l'Europe de la Concurrence. V. dans ce sens 👤Frison-Roche, M.-A., 📝Un Droit substantiel de la Compliance, appuyé sur la tradition européenne humaniste, in 👤Frison-Roche, M.-A. (dir.), 📕Pour une Europe de la Compliance, 2019.

5

Notamment aux Etats-Unis, v. 👤Frison-Roche, M.-A., et 👤Roda, J.-Ch, 📕Précis Dalloz Droit de la concurrence2022. 

6

👤Idot, L. 📝Brefs regards sur 60 ans de politique européenne de concurrence, .Revue de l'Union européenne, 2018, p.641 et s.

7

Frison-Roche, M.-A., 📝Concurrence et Compliance, 2018 ; (dir.), 📕Les Buts Monumentaux de la Compliance, 2022. 

8

🏛Autorité de la concurrence, 📜Document-cadre sur les programmes de conformité, octobre 2021 ; 👤Frison-Roche, M.A., 📧 Vertus et non-dits du nouveau documents-cadre sur les programmes de compliance en droit de la concurrence, 2021. 

10

👤Frison-Roche, M.-A. (dir.), 📕Les outils de la Compliance, 2021.

11

Sur cette dimension pédagogique essentielle en Droit de la Compliance, 👤Frison-Roche, M.-A., 📝La formation, contenant et contenu du Droit de la Compliance, in 👤Frison-Roche, M.-A. (dir.), 📕Les Les outils de la Compliance, 2021. 

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