7 février 2016

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La sophistique de l'innocence : arme de construction massive de l'industrie des bébés sur commande (maternités de substitution -GPA)

par Marie-Anne Frison-Roche

Le marché de l'avenir, c'est le marché de l'humain.

Des entreprises sont en train de le construire. Certains sont les consommateurs, certains seront les consommés.

Les entreprises ont l'idée de bâtir l'industrie de la production industrielle des bébés sur commande.

Mais les êtres humains n'aiment ni "être consommés", ni "consommer les autres êtres humains".

Il y a là un blocage essentiel, entravant le projet industriel.

Plus particulièrement, comment mettre en place l'industrie de la maternité de substitution à laquelle s'ajuste un commerce triangulaire entre l'Europe, les États-Unis et le reste du monde ? Certes, les femmes ne veulent pas être transformées en "porteuses", mais la pauvreté les y contraint, et cela n'est donc pas un problème. Elles diront même qu'elles étaient d'accord pour céder l'enfant. L'enfant ne peut pas non plus parler, c'est un nourrisson.

Mais qu'en est-il de la conscience des adultes qui paient les entreprises pour que celles-ci leur délivrent l'enfant ? C'est une première voix à faire taire. Un discours sophistique est en train d'être construit dont le but est de faire taire. Il s'adresse aussi bien aux tribunaux qu'au grand public : Silence, on gagne de l'argent !

Qu'en est-il des êtres humains sensibles à la situation des femmes ainsi utilisées et des bébés ainsi "cédés, qui grandiront, et qu'en est-il ce ceux qui peuvent vouloir prendre leur défense ?

Les tenants de la GPA ont d'abord essayé d'imposer silence sur le thème de l'homophobie. Mais avec le développement économique, ce sont aussi bien des couples hétérosexuels qui versent de l'argent pour que le bébé soit fabriqué. Il faut trouver autre chose.

Le nouvel argument sophistique est celui de l'innocence. Thème efficace, permettant d'attraire l'éthique au projet industriel.

Non plus seulement l'innocence du nouveau-né, qui est là, mais encore l'innocence de ceux qui paient pour qu'il leur soit fabriqué sur mesure. Et cette sophistique de l'innocence partagée entre les bébéss et ceux qui l'ont commandé permettrait de faire taire les récalcitrants. Puisque la mère a disparu dans un vide sidéral.

Des articles sont publiés pour épaule cette sophistiques de l'innocence. Toujours à base de "cas concrets". Toujours avec des images. Très jolis. Les cas et les images.

Par exemple, un article qui vient de paraître le 2 février 2016 racontant une merveilleuse histoire.

Il convient de lire cela avec attention, car l'écriture  et l'illustration en sont remarquables.

L'article est très émouvant. Il va toucher tout lecteur.

Voilà l'histoire. Car les principes, le dogmatisme, cela n'est pas "relevant", voyons plutôt les cas concrets, faisons plutôt au cas par cas. C'est par la casuistique que l'on devrait appréhender la question du marché et de la production industrielle de l'humain.

 

En Australie, un jeune homme et une jeune femme forment un couple heureux et  bien inséré socialement. Mais dans cette vie paisible et joyeuse, ils ont vécu un drame : ils ont perdu  un bébé quelques jours après sa  naissance. L'épouse apprend par la suite qu'elle ne pourra plus jamais être enceinte.  Ils sont si tristes. Ainsi frappés par le malheur, ils aimeraient tellement avoir des enfants, cela adoucirait leur cœur brisé il y a 10 ans. Au bout de plusieurs années de chagrin et de pleurs, ils ont donc recours à la GPA.

L'article raconte comment pour accroître les chances de fin heureuse, ils font implanter le "matériel génétique" dans le ventre d'une "amie" (GPA altruiste) et procèdent à la même opération sur une  d'un "porteuse" thaïlandaise qui s'adonne à la "GPA commerciale".

Lorsque les deux "gestations", l'une altruiste et l'autre commerciale,  arrivent à terme, le couple va récupérer les deux enfants qui sont qualifiés de "jumeaux" puisqu'ils sont tous deux issus du même matériel générique, car c'est les mêmes sources d'ovocytes et de gamètes qui ont été utilisées chez les deux femmes.

Une définition technique est ainsi fournie par l'article : "Twiblings is a term used in IVF circles to describe two children conceived in-vitro at roughly the same time from sperm and eggs from the same people, but carried by two different surrogates.".

L'article continue le récit de l'aventure du couple . Ils vont chercher le premier enfant, à côté chez leur amie, et le mari va chercher le second en Thaïlande dans la clinique de GPA commerciale. Le petit garçon et la petite filles sont présentés comme "jumeaux", puisque le matériel génétique est commun aux deux.

Le lecteur peut regarder le résultat : une photo où tous les intéressés sourient, le mari, l'épouse, les deux bébés souriant eux-aussi dans cette scène intimiste.

L'article note que cette "première" constitue un progrès, puisque les jumeaux sont nés dans des endroits différents et à des moments différents, mais que cela n'entrave pas la réussite finale, à savoir la réussite pour ce couple si éprouvé de renouer afin avec la vie heureuse dont ce drame d'un enfant mort-né et l'infertilité les avait privé.

Comme le conclut l'article, heureusement qu'ils ont eu le sens du "timing" en allant en Thaïlande "à temps", puisque depuis leur histoire réussie la Thaïlande a interdit la GPA commerciale.

Ainsi finit le récit de cette famille heureuse.

 

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Maintenant, relisons cet article si habilement écrit.

Comment peut-on faire passer l'idée que ces deux enfants sont "jumeaux", alors qu'ils n'ont pas la même mère ?

C'est parce que les entreprises, les agences, les conseils en tout genre, essaient d'effacer la mère. En effet, la mère de l'enfant est effacée.Elle l'est par le contrat qu'elle signe, comprenant une clause qui stipule qu'elle n'a pas de lien avec l'enfant qu'elle porte. Elle l'est aussi par l'article : à  aucun passage de celui-ci, l'on ne parle de la mère. Non. Elle n'existe plus. Dans la définition du processus, les deux mères sont qualifiées de "porteuses" (surrogate). Dans l'expression Surrogate-Mother, le mot Mother a été décroché.

Nous entrons dans un monde sans mère.


Comment faire passer cette rupture anthropologique ?

 

Par le thème de l'innocence.


Tout d'abord, ce fût le thème sophistique de l'innocence de l'enfant : l'enfant qui "est là", le nourrisson  innocent des fautes des adultes, l'enfant innocent qu'il ne faut pas punir en le privant d'une filiation, en refusant de transcrire sur l'état civil national . Cela permet de masquer que l'interdiction de la maternité de substitution protège avant tout l'enfant, car dans ce nouveau commerce triangulaire, c'est lui qui est "cédé", valeur économique centrale qui cause sa cession, enfant qui est traité comme une chose.


Aujourd'hui, allant plus loin, les entreprises font relayer notamment par les medias le thème sophistique de l'innocence des acheteurs : les conjoints ont beaucoup souffert, ils ont pleure, ils ont perdu un bébé, ils ont attendu. Et vous voudriez les blesser encore ? Quelle cruauté de les priver ainsi, eux qui ont tant souffert.


En effet, le thème sophistique de l'homophobie ne convainc plus comme naguère, car les couples hétérosexuels sont autant acheteurs de bébés sur plan que les autres.  Les entreprises bâtissent donc des discours non plus pour diaboliser les adversaires qualifiés systématiquement  d'homophobes mais pour insister sur l'innocence de ceux qui ont recours à la pratique.

Ce discours, alimenté par de nombreuses histoires particulières, a  une double finalité : déculpabiliser les acheteurs, qui sont "innocentés" et culpabiliser ceux qui défendent les femmes et les enfants, car ils feraient du mal à des adultes innocents, qui ont déjà tant subir, la GPA étant "éthique", puisque elle serait le "dernier recours" de leur long calvaire. Alors qu'ils n'ont rien fait de mal pour mériter cela.

Pour que ce discours sophistique prenne, il faut ne jamais parler de la mère. D'elle, on ne parle désormais plus jamais.


Cet article est un modèle du genre.

Pauvre femme de Thaïlande, tu n'existes pas, tu as consenti à ton effacement par contrat.

Pauvres enfants, vous avez été fabriqués afin d'être cédés, les bénéficiaires ont payé très cher pour cela, et il vous faudra être toujours aussi beaux et mignons.  La publicité qui entourent de bleu clair et de rose votre cession l'a promis.

 

 

Et il faudrait ne rien dire pour vous, terrassés par l'injonction au silence émise par les maîtres de cette industrie inhumaine ?

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