Mise à jour : 25 juillet 2020 (Rédaction initiale : 1 juillet 2020 )

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🚧 La formation, contenu et contenant de la Compliance

par Marie-Anne Frison-Roche

ComplianceTech®. To read the English version of this Working Paper, click on the British flag

Ce document de travail a servi de base à un article, s'insérant dans un ouvrage Les outils de la Compliance2020

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Résumé du document de travail :

La formation est tout à la fois un outil spécifique de Compliance, parfois exigé par le Droit de la Compliance, et une dimension que chaque outil de Compliance exprime.

Au premier titre, en tant que la formation est un outil spécifique de Compliance, elle est supervisée par les Régulateurs. Elle devient même obligatoire lorsqu'elle est contenue dans des programmes de Compliance. Puisque l'effectivité et l'efficacité sont des exigences juridiques, quelle est alors la marge des entreprises pour les concevoir et comment en mesure-on le résultat ? 

Au second titre, tant que chaque outil de Compliance comprend, et de plus en plus, une dimension éducative, l'on peut reprendre chacun d'entre eux pour dégager cette perspective. Ainsi même les condamnations et les prescriptions sont autant de leçons : leçons données, leçons à suivre. La question est alors de savoir qui, dans ce Droit si pédagogique, y sont les "instituteurs".

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Introduction.

La formation s'apparente à ces choses  - et des plus précieuses - que l'on fait, voire que l'on rêve de faire, mais que l'on peine à exprimer dès l'instant qu'on les prend comme objet d'écrit technique. Just do it

Il serait pourtant malheureux de publier un ouvrage sur Les outils de la Compliance sans qu'une place particulière soit faite à la formation, la pièce manquerait au puzzle.

Tant d'argent consacré par les entreprises, de gré ou de force, notamment lorsque les programmes de compliance imposés au titre de sanction comprennent de lourdes obligations de formation menant chacun à retenir mot à mot tout ce qu'il lui est interdit de faire, afin de toujours désormais s'en abstenir.  La formation est ainsi la pointe acérée d'un Droit si dur qu'elle apparaît sous l'acier de l'épée pénale dans les amphithéâtres et les e-learnings.

Mais aussi tant de discours sur la nécessité d'une "culture de compliance" qui devrait être inculquée à l'intérieur des entreprises, la Compliance se mariant alors avec joie dans une harmonie avec leur "raison d'être" et l'identité historique de ce groupe de personnes qu'est une entreprise à travers des formations qui racontent la Compliance comme un lien, une main tendue  vers ceux avec lesquels les managers veulent renouveler un contrat moral dans une éthique pour laquelle ils donnent le bon exemple. Ce n'est plus l'interdit mais la communication et la communauté qui donnent le ton d'un dialogue humain avec les salariés, les parties prenantes, l'administration et les juges.

L'on répondra que l'un n'exclut en rien l'autre, que la formation doit viser tout cela, l'apprentissage des prescriptions obligatoires à suivre sans discuter mais aussi l'adhésion à des lignes de conduite, et ce parce qu'on a compris qu'elles étaient fondées. 

Tout et son contraire, donc. " Apprendre par cœur" prend ainsi son sens entier : obtenir que chacun retienne mécaniquement pour qu'aucun faux-pas ne soit jamais fait par personne (avec toujours plus de machines qui nous apprennent en masse la masse réglementaire sur les écrans de nos téléphone) mais aussi arriver à ce que notre "cœur" soit un peu apporté dans la Compliance grâce à des méthodes particulières de formation (avec des groupes toujours plus petits, des échanges toujours moins publics dans des endroits conviviaux). Tout et son contraire donc. 

Il faudrait mais il suffirait de cumuler. Faire tout. Ceux qui proposent des logiciels de formation comme ceux qui organisent des conférences, des rencontres, des voyages y sont favorables, dans une addition du « présentiel » et du « distanciel », du mécanique et de l'humain. Mais, concrètement, à la fin les entreprises observent que puisque l'un ne remplace pas l'autre les coûts s'additionnent. Or, dans le coût de la compliance qui constitue un défaut de celle-ci, la formation prend une bonne part. Les entreprises finissent par trouver l'addition lourde, d'autant plus qu'elles pensaient que la formation des personnes relèvent de l'école publique et ne doit pas être à leur charge!footnote-1837.

Ainsi l'apprentissage du Droit des obligations par exemple ne fait pas partie du Droit des obligations. L'on peut souhaiter que chacun connaisse le droit des contrats et de la responsabilité mais cela n'est pas internalisé dans cette branche du Droit. L'on peut rappeler d'une façon générale que les sources du Droit doivent être claire afin que leurs destinataires les comprennent et ainsi "apprennent", cette dimension pédagogique étant inhérente au Droit, renforcée juridiquement par l'objectif d'accessibilité du Droit et Carbonnier affirmait que le Législateur est un pédagogue ("Toute loi nouvelle est-elle mauvaise ?), mais c'est une remarque qui vaut pour toute production juridique. D'une façon plus pertinente, l'on observe que le Droit de la consommation a intégré parmi les obligations des professionnels un obligation de former les consommateurs. Plus encore le Droit financier, notamment sous l'influence du Droit américain en ce que celui-ci repose sur l'information de l'investisseur et l'aptitude de celui-ci à la manier (par exemple dans la loi Dodd-Frank, intégre la formation de celui-ci dans la branche du Droit elle-même. Elle entre alors dans la mission de l'Autorité de Régulation et dans les obligations des opérateurs dominants. Le Droit de la Compliance étant particulièrement interactif avec le Droit financier, la formation y prend alors une place considérable, juridiquement organisée et sanctionnée.

En outre la formation à la Compliance n'est pas extérieure au Droit de la Compliance, ce qui la rend particulière!footnote-1838. En effet le Droit de la Compliance, ensemble de mécanismes Ex Ante, a pour objet de concrétiser des "buts monumentaux"!footnote-1836. Fixés par les Autorités publiques, ceux-ci sont internalisés dans les entreprises pour qu'elles mettent en place les moyens requis afin qu'ils soient à l'avenir atteints. Ces buts monumentaux peuvent être négatifs (que la corruption, le blanchiment, la violation des droits humains, la crise du système financier, etc. n'aient pas lieu), ou être positifs (que l'équilibre écologique soit restauré, l'éducation soit offerte, les soins apportés, etc.).

Le Droit de la Compliance prend comme critère l'effectivité des mécanismes mis en place, leur réalité, mais aussi leur efficacité, c'est-à-dire leur aptitude à faire en sorte que leur but soit atteint. La formation doit atteindre son but. Alors en matière de Compliance, la finalité n'est pas celui de toute formation, à savoir transmettre un savoir afin de rendre plus savant!footnote-1839, mais c'est de contribuer au "but monumental" du Droit de la Compliance lui-même, qui a un but pratique et non pas un but savant. Par exemple, la formation sur les règles applicables en matière de corruption doit avoir pour effet de réduire la corruption. Et parce que la formation est elle-même une partie du Droit de la Compliance, de la même façon que l'Autorité de Régulation peut obliger à se former et à former autrui, l'Autorité de Supervision doit contrôler non seulement la réalité mais encore l'effectivité et l'efficacité des formations.

Or, l'effectivité et l'efficacité des formations de Compliance, parce que celles-ci sont partie intégrante du Droit de la Compliance, doivent être contrôlées par l'Autorité non seulement dans leur réalité mais encore dans leur aptitude concrète à participer au but poursuivi. Ainsi pour poursuivre l'exemple de la lutte contre la corruption, la formation y joue un rôle déterminant car l'entreprise est face à une alternative : ou une solution mécanique consistant à fixer des interdictions littérales, par exemple l'interdiction de toute cession de valeur supérieure à un certain montant (selon le raisonnement des textes "anti-cadeaux") avec le risque des contournements qu'offrent toujours toutes prescriptions littérales, ou une solution par la formation consistant à faire comprendre à tous qu'il est mal de corrompre mais qu'il est admissible de donner des échantillons. La formation mise donc plutôt sur l'esprit tandis que la machine intégre la lettre. 

Mais cela renvoie la question à l'Autorité de Régulation et de Supervision qui va apprécier les diligences de l'entreprise pour atteindre les buts. L'on observe que, de plus en plus, les Autorités font comme l'économie d'une étape : plutôt que d'expliquer aux entreprises comme éduquer les personnes qui travaillent pour elles et avec elles, les régulateurs éduquent directement. Est ainsi remarquable le "guide" publié en 2012, dont la deuxième édition de 2019 a été mise à jour en 2020, conjointement par le Department of Justice américain (DoJ) et le Régulateur financier (Securities & Exchanges Commission - SEC) pour tout savoir sur le  Foreign Corruption Practices Act (FCPA). A travers les explications offertes à tous!footnote-1840 des principes, les définitions rappelées, les cas racontés, ce sont des prescriptions de comportement qui sont formulées notamment à destination des entreprises étrangères par l'autorité de poursuite et l'autorité de sanction américaines, ainsi alliées dans ce manuel dont le poids est tel qu'on peut considérer qu'il a valeur de lignes directrices, Droit souple créateur de droits.

Dans la concentration de tous les pouvoirs que l'on reproche souvent au Régulateur, il y aurait aussi le magistère de l'instituteur, celui qui éduque les parties prenantes. Après avoir affirmé, sur le même modèle américain, que le Régulateur devait être "l'avocat" (au sens large, the advocate) des règles auprès des entreprises en leur démontrant l'intérêt que celles-ci ont de les respecter, il est logique que, dans ce que certains ont appelé la "Régulation, Acte 2" cette plaidorie du Régulateur sur la bonne nouvelle que constitue la Régulation pour l'entreprise justifiant ainsi que celle-ci l'intégre en Ex Ante se prolonge en cours magistral : le "Régulateur - Instituteur" explique à chacun comment manier les règles pour un Droit toujours en progrès (Better Regulation). 

Alors que la formation n'était que périphérique, la voilà au coeur.  Si elle est si importante, comme tout autre "outils de la Compliance", elle doit prendre ce que l'on attend d'elle. Les écrits sur la formation exposent le plus souvent ce qu'elle doit être et un esprit chagrin mesure ce qui paraît parfois un gouffre entre leurs descriptifs et la réalités parfois rapportée. 

Eduquer étant sans doute une des actions les plus difficiles, sans doute ne faut-il pas ni décrire un paradis de maïeutique ni écrire un brûlot contre ce qui a déjà le mérite d'exister, mais répertorier ce que l'on peut attendre d'une formation lorsqu'elle s'applique à la Compliance, puisqu'ici plutôt encore que pour les autres outils il s'agit d'une obligation de moyens. Quel contenu doit avoir une telle formation ? (I). Mais parce que le Droit de la Compliance vise la formation comme l'un des moyens d'atteindre les "buts monumentaux" qui constituent le coeur substantiel de cette branche du Droit, la dimension de formation n'est pas limitée aux formations dûment estampillées, car l'on retrouve cette dimension pédagogique dans quasiment tous les autres outils (II). En cela, l'on peut dire que la formation est l'alpha et l'omega de la Compliance. 

 

 

I. LE CONTENU  : LES PRINCIPES D'UNE FORMATION EN COMPLIANCE

Nous restons d'éternels étudiants et les formations sont comme un voyage dans le temps offert par l'entreprise, un moyen de retrouver ce temps heureux de la scolarité, des camarades, de la jeunesse. Au-delà de ce moment de rencontres, qu'en attendre ? 

C'est la première question à poser parce que la formation étant elle-même un outil du Droit de la Compliance, elle trouve comme tout mécanisme de Compliance son principe dans la fin poursuivie. Il faut donc avant tout déterminer la finalité d'une formation en Compliance (A). Une fois que cela est déterminé, les éléments à partir desquels les formations se bâtissent apparaissent plus aisément (B).

 

A. LA FINALITÉ DES FORMATIONS EN COMPLIANCE

Ne reprenons pas les finalités générales de ce qu'est la formation, c'est-à-dire l'éducation même de l'individu, son institution comme citoyen, son insertion dans des cercles concentriques de groupe!footnote-1841, son accès à la fois à la connaissance des principes théoriques et des manières de faire pratiques, car il s'agit ici d'étudier la formation spécifique à la Compliance tandis que ces buts à l'instant énoncés sont tous de toute pédagogie , qui sont certes présents dans les enseignements de Compliance comme dans tous autres, ne seront donc pas ici développés. 

Il faut garder toujours à l'esprit que les formations sur les Compliances sont elles-mêmes une part du Droit de la Compliance en ce qu'elles ont pour but d'aider l'entreprise à atteindre les "buts monumentaux" (1), renforcer l'intermaillage institutionnel du Droit de la Compliance (2) et établir dans l'entreprise une culture probatoire par laquelle l'entreprise trouve sa juste place dans le Droit de la Compliance (3). 

 

1. Aider l'entreprise à atteindre les "buts monumentaux", principes du Droit de la Compliance

Le Droit de la Compliance assigne à l'entreprise des "buts monumentaux", par exemple contribuer à la lutte contre le blanchiment d'argent, ou contre la corruption, ou pour la protection de la nature.

Par une formation adéquate, l'entreprise doit sous le contrôle de l'Autorité de supervision démontrer qu'elle y contribue effectivement. Elle va le faire par un apprentissage technique qui va permettre la concrétisation des buts.  Cela implique une variété de formation suivant ces buts.

Lorsque les buts impliquent la participation active de chaque personne dans l'entreprise, soit négativement (ne pas corrompre), soit positivement (informer une autorité interne ou externe d'un harcèlement), il faut alors que la formation soit de type comportemental : chaque personne dans l'entreprise soit mise en situation, à travers des cas pour apprendre à avoir des bons réflexes. S'il s'agit de réflexes mécaniques, l'apprentissage peut être mécanique, un ordinateur étant un bon outil. S'il s'agit d'apprécier une situation (par exemple si la victime demande à n'être pas protégée), l'apprentissage doit être plus collectif et discuté.

Si les buts relèvent du pouvoir de décision des managers, la formation change elle-même car ce sont les buts monumentaux eux-mêmes qui doivent être inculqués sous la forme de discussion directe avec eux, puisqu'ils n'ont pas le temps ni le besoin d'entrer dans la maîtrise de tant de réglementations diverses mais qu'il doivent d'une part maîtriser ce pourquoi leur entreprise est contrainte, voire conduire celle-ci  via la "raison d'être" et la responsabilité sociétale vers ces mêmes buts s'ils estiment que c'est également dans son intérêt (par exemple de lutter contre la corruption ou de mener des campagnes actives pour l'égalité ou la protection des océans).

Cette maîtrise des buts par la compréhension que les dirigeants en ont  permet en outre à ceux-ci d'être "exemplaires" (from the top), ce qui relie alors les deux types de formation (formation des dirigeants et formation de tous) : la prise de parole des dirigeants sur la raison d'être de la Compliance devient ainsi un élément de la formation de chacun dans le maniement technique de la réglementation, mieux éclairée par la compréhension et l'adhésion aux buts.

En outre cette formation pour l'entreprise n'est pas nécessairement enfermée dans l'entreprise : elle doit s'insérer dans l'intermaillage constitué par le Droit de la Compliance, qui en est ainsi renforcé.

 

2. Renforcer l'intermaillage sur lequel s'appuie le Droit de la Compliance

Les buts monumentaux ne sont pas élaborés par l'entreprise mais par les Autorités publiques, qui visent à éliminer la corruption, le blanchiment d'argent, à préserver le monde entier contre des crises bancaires, financières, climatiques et sanitaires, à obtenir la protection des êtres humains en situation de faiblesse par l'effectivité de leurs droits fondamentaux. 

L'entreprise en est l'instrument d'effectivité, sous le contrôle d'un superviseur public, et son adhésion, éventuelle et souhaitable, à de tels buts, n'est pas une condition requise. 

Il demeure que la bonne internalisation de ces buts et l'efficacité des moyens par ailleurs mis en place, par exemple les mécanismes de lancement d'alerte!footnote-1842, de la cartographie des risques!footnote-1843, est d'autant plus "effective" que cette internalisation se traduit par ce qu'il convient d'appeler une "imprégnation".

Cette imprégnation s'opère par la formation, et c'est pour cela que les sanctions, pourtant par nature Ex Post intégrent dans le Droit de la Compliance le plus possible cette fonction Ex Ante qu'est la formation!footnote-1844, car l'on forme toujours pour le futur. 

Dès lors les formations sont d'autant mieux conçues qu'elles insèrent l'entreprise, en tant qu'ensemble de personnes et articulation de divers métiers, dans l'intermaillage institutionnel et géographique sur lequel le Droit de la Compliance repose lui-même!footnote-1845 : intermaillage institutionnel entre les juges, les parquets, les autorités de régulation et de supervision, les professionnels de la chaîne de contrôle (auditeur, avocat, etc.), les investisseurs, les consommateurs ; intermaillage géographique entre le local, le national, l'Europe, l'Occident, d'autre zones.

Les formations peuvent, à travers des interventions des personnes, appartenir à ces différentes mailles, faire mieux intégrer l'entreprise dans l'intermaillage sur lequel repose l'effectivité même du Droit de la Compliance, sur laquelle tout repose.

A ce titre, plus les intervenants seront divers et éloignés et plus la formation sera instructive pour les personnes, comme par exemple la discussion avec une personne en faveur du FCPA ayant un rôle actif dans l'application de celui-ci et un avocat ayant conseillé l'entreprise dans une procédure de convention judiciaire d'intérêt privé avec le ministère public français. Car dans une perspective Ex Ante, il faut surtout apprendre à se comporter de façon adéquate dans le futur. 

 

3. Etablir une culture probatoire par laquelle l'entreprise trouve sa place dans le Droit de la Compliance

S'il est vrai que le Droit de la Compliance, comme le Droit de la Régulation, se situe en Ex Ante!footnote-1846, le Droit de la Compliance suppose que l'entreprise donne à voir en permanence qu'elle est structurée pour que les buts visés par les autorités publiques se concrétisent et que les personnes dont elle doit répondre ont les comportements adéquats en ce sens. 

La permanence de cette obligation, toujours active, transcende donc l'opposition entre l'Ex Ante et l'Ex Post. Cette obligation de rendre en permanence des comptes, souvent désignée par le terme anglais d'accountability!footnote-1847, qui désigne ainsi un "devoir actif" davantage qu'une responsabilité classique (au sens de liability). Plus encore, pour que ce devoir actif ait une valeur juridique, il est sanctionné juridiquement, et de la façon forte que l'on connait puisque c'est à coup de Droit pénal, Droit Ex Post, que les systèmes juridiques assurent cela, en le cumulant au besoin de Droit administratif répressif, jusqu'à ce que les cours constitutionnelles n'y mettent quelques limites. 

Il en résulte une obligation de nature radicalement nouvelle pour les entreprises : l'obligation probatoire. 

L'entreprise doit en permanence faire la preuve qu'elle met tout en oeuvre à travers son organisation (obligation structurelle) et à travers chacun (obligation comportementale) pour que les buts monumentaux soient atteints. Si le fait que ceux-ci soient atteints n'est qu'une obligation de moyens, en revanche le fait de mettre en place les structures et d'obtenir les comportements qui y tendent est une obligation de résultats!footnote-1848.

Autant il est relativement aisé de prouver que les structures ont été mises en place, par exemple les plateformes de lancement d'alerte, voire que des formations ont été tenues, il est plus difficile de démontrer qu'elles ont été effectives... Or, "donner à voir" n'est pas seulement fournir les calendriers des enseignements et la preuve des salles retenues, c'est encore démontrer que cette formation a produit son effet.... 

L'on comprend que les Régulateurs, qui sont gardiens non pas de la lettre morte des textes mais de l'effectivité des dispositifs, demandent que les formations portent leurs fruits. Mais l'on comprend aussi que les entreprises qui transmettent les factures et n'obtiennent pas pour autant le satisfecit des régulateurs ne savent plus que faire....

Pour résoudre cela, la formation doit en premier lieu inclure elle-même la preuve du suivi effectif par les personnes (ce qui peut être numériquement opéré). En deuxième lieu, la formation doit intégrer comme enseignants des personnes qui sont elles-mêmes dans les Autorités de contrôle, la supervision pénétrant ainsi plus encore dans l'entreprise.

En troisième lieu et d'une façon essentielle, la formation doit elle-même avoir pour but de former, chez chaque personne dont l'entreprise doit répondre, une "culture probatoire". Cela signifie que dans l'accomplissement simulé au cours de la formation de tel ou tel comportement (par exemple l'ouverture d'un compte bancaire pour une personne morale dont il faut contrôler l'identité!footnote-1849) ou dans la détection et la gestion d'un possible conflit d'intérêts), la personne doit apprendre à garder la trace de sa démarche. En effet si plus tard le Régulateur, le parquet ou le tribunal demandent des comptes à l'entreprise, ceux-ci ne porteront pas sur la décision finalement prise mais sur le bon comportement qui y a mené. Mais c'est à l'entreprise de prouver l'existence de ce bon comportement, et la personne aura du conserver la preuve de sa démarche de compliance (par exemple un appel à un tiers, notamment au Compliance Officer).

Cette culture de préconstitution des preuves que la formation peut inculquer est essentielle pour protéger l'entreprise. Elle est spécifique au Droit de la Compliance, en ce que celui-ci pourtant Ex Ante met virtuellement l'entreprise déjà devant son juge, intégrant la culture de préconstitution des preuves de diligence dans la vie de tous les jours pour chacun. 

 

B. LES ÉLÉMENTS DÉTERMINANT DES FORMATIONS EN COMPLIANCE

Si les finalités spécifiques au Droit de la Compliance pour lesquelles des formations doivent être menées sont claires, les éléments qui président à leur organisation en découlent. Aussi pour déterminer qui doit les prescrire (1), qui doit être formé (2), qui doit former (3) que doit-on transmettre (4) comment former (5). Cela doit conduire à la mesure du résultat de tant d'effort (6).

 

1. Les prescripteurs de formation en Compliance 

Parce la formation à la Compliance est partie intégrante du Droit de la Compliance, les textes, d'une façon plus ou moins "souple", demandent souvent des formations en la matière. Dans des cas plus singuliers et sur un mode plus impératif, des programmes de compliance imposés par des sanctions ou spontanément pris, intégrent des engagements de formation.

Comme par prophylaxie, le Department of Justice et la SEC suggèrent fortement que les entreprises apprennent les contraintes de Compliance, notamment par les formations. De la même façon l'Agence Française Anticorruption (AFA) vise la formation comme un élément essentiel d'une lutte efficace contre la corruption

Il s'agit donc d'une convergence entre les Autorités publiques, et les entreprises qui visent le principe d'un enseignement et vont parfois jusqu'à en détailler la dimension des formations et le public visé dans l'entreprise. 

 

2. Les personnes formées à la Compliance

L'on a jusqu'ici raisonné comme si la formation était intégrée dans l'entreprise parce qu'elle est analysée comme un "outil de la Compliance" et que c'est dans un tel cadre qu'elle prend son sens. Parce qu'il s'agit de formations continues, s'adressant à des personnes qui travaillent et ont peu de temps, et qui ont déjà été confrontées à des sujets de Compliance, plutôt sous l'angle de difficultés, par exemple à travers des contrôles, voire des sanctions!footnote-1882, il s'agit le plus souvent des personnes qui au sein de l'entreprise sont les plus "exposées" à la Compliance, c'est-à-dire à l'Ex Post de celle-ci.

L'on est donc confronté à un paradoxe : alors que le Droit de la Compliance se caractérise par sa nature Ex Ante, la tendance naturelle est de l'enseigner à des personnes qui sont plus sensibles à la sanction, ce qui conduit souvent à concentrer la formation sur les sanctions, par exemple la loi dite "Sapin 2" et la partie directement répressive de celle-ci, laquelle est l'objet d'innombrables formations, tandis que des enseignements correspondant davantage à l'esprit Ex Ante de la Compliance, comme l'information des consommateurs ou la protection de l'environnement, sont beaucoup moins nombreux. 

De ce fait, par un choc en retour, la façon dont le Droit de la Compliance est enseigné, avant tout à travers le Droit pénal, à travers notamment les cas sans cesse racontés, souvent dramatiquement racontés, BNP ou Alstom, influence l'évolution du Droit de la Compliance lui-même, maintenu dans ce qui pourtant devrait être son propre échec : les sanctions. 

Par ailleurs, l'on observe depuis quelques années, dans de nombreux pays, dans de nombreuses universités, voire dans des écoles de commerce, la mise en place de masters ou de diplome d'université de compliance. Ils sont rattachés à la discipline-mère du Droit, du Management ou de l'Economie et mentionnent souvent dans leur intitulé l'Ethique (qui n'existe pas comme discipline-mère dans les structures de l'enseignement supérieur).

Ce sont donc des étudiants qui au titre de la formation dite "initiale" choissisent d'apprendre ce qu'est la Compliance. Leur but est alors peut-être d'en devenir savants et surtout de trouver un emploi dans un secteur où l'offre est abondante.

Mais l'on remarque donc que le but de la formation n'est pas le même, puisqu'il s'agit plutôt d'acquérir une maîtrise technique de la matière, sans doute pour devenir à titre principal Compliance Officer, devenant ainsi expert. 

Mais le Droit de la Compliance n'est encore qu'émergeant!footnote-1850 . Il ne commence qu'à constituer une branche du Droit autonome, dépassant le Droit pénal et les nouveautés observées dans le Droit de la concurrence, le Droit des sociétés ou le Droit des données personnelles. Cet état d'émergence le rend pour l'instant difficile non seulement à être perçu mais encore difficile à être restitué et donc à être enseigné, puisque le Droit de la Compliance n'étant pas l'addition de tous ces "petits droits de la compliance"!footnote-1852.

Il est résulte que son enseignement est, pour l'instant, en quelque sorte "bloqué dans les "plus grands Droits que lui", soit le Droit pénal, privilégié pour les raisons que l'on a vues tenant aux personnes-mêmes qui suivent les formations, soit le Droit des sociétés, etc. Cette façon d'enseigner la Compliance est paradoxalement un frein à la constitution de la matière car il en résulte que tout le monde estime en faire alors que seule une partie des règles a été enseignée.

Prenons un exemple : les personnes en charge de la protection des données personnelles dans les entreprises vont tout apprendre du RGPD et vont estimer avoir été formées à la Compliance, tandis que les personnes en charge de la lutte contre le blanchiment d'argent vont tout apprendre du FTCP et vont aussi estimer avoir été formées à la Compliance. Les uns et les autres auront un certificat, peut-être portant la même mention attestant leur maîtrise de la matière, alors qu'ils n'auront pas appris la même chose, le DPO ne sachant rien des règles de lutte contre les embargos tandis que celui qui surveille les flux financiers internationaux n'étudiera pas la question juridiques des discours de haine dans l'espace numérique. L'usage des sigles dans chacun des secteurs accroit cette segmentation que la formation accroît au lieu de la combattre.

Ce qui est une lacune au regard du Droit de la Compliance ne sera pas ressenti comme tel par les personnes puisqu'elles ne se rencontrent pas, chacun utilisant des socles évidents dans leur cercle, incompréhensibles au-delà. En cela, la formation contribue à ce qui est dénoncé à juste titre : l'expertise en silo qui frappe la Compliance et va donc en s'aggravant. 

La constitution d'un Droit de la Compliance qui ne se contente pas d'être une méthode d'efficacité de telle et telle branche du Droit mais les dépasse pour arriver à une définition substantielle qui lui soit propre, est donc un impératif qui est servi par cet outil qu'est la formation et qui non seulement doit s'adresser à tous dans l'entreprise mais encore faire connaître une culture commune : la formation ne doit pas seulement consister à approfondir ce que l'on sait déjà, ce qui segmente le Droit de la Compliance et entrave sa constitution comme branche du Droit ; la formation ne doit pas seulement consister à apprendre d'une façon critique les sanctions, ce qui loge le Droit de la Compliance dans l'Ex Post alors qu'il est avant tout de l'Ex Ante. 

Pour cela, il faut qu'il soit enseigné d'une façon globale et à tous dans la formation continue et d'une façon autonome dans les formations initiales. On en trouve pour l'instant assez peu d'exemples.

 

3. Les enseignants

Comme pour la Compliance dont l'on mesure chaque année la progression, la formation en tant que telle constitue désormais un "marché". Puisque la formation est une part de la Compliance, elle constitue aussi une part de ce marché. Elle en suit l'expansion. Puisqu'il y a de la demande, il y a donc de l'offre. Il est donc logique que chacun dise beaucoup de bien de la formation, puisque chacun a vocation à être un formateur. 

La presse s'en fait l'écho, comme avec délectation: l'on peut lire par exemple "Le marché mondial des Formations sur la conformité d’entreprise 2020 connaîtra une croissance énorme d’ici 2026". Gourmandinet!footnote-1866 au pays de la Compliance et chacun se voit déjà dans les habits du formateur à la Compliance. 

Cela est exact puisqu'il s'agit pour les personnes qui doivent comprendre les comportements qu'ils ne doivent pas avoir (par exemple polluer, harceler) et pourquoi ils ne doivent pas les avoir (les sanctions encourues, les règles non-juridiques - par exemple morales - justifiant l'abstention) ainsi que les comportements qu'ils doivent avoir (protéger les droits des personnes, agir pour l'équilibre écologique, dénoncer les violations, transmettre les informations, utiliser les moyens efficaces - moyens juridiques et moyens non-juridiques) de bénéficier des personnes les plus aptes à leur expliquer cela.

Cela signifie que les enseignants les plus adéquats ne sont pas limités à l'espace universitaire, même si la maîtrise de ce que l'on désigne parfois comme l'aptitude pédagogique dont les enseignants de l'enseignement supérieur, patentés par un diplôme et aguerris par la pratique de l'enseignement, sont les plus à même de fournir une vision générale, simple et claire de la matière. Et plus une matière est désignée comme "complexe", qualificatif qui revient si souvent à propos de la Compliance..., et plus l'enseignant doit être simple dans la restitution qu'il en fait. 

Mais cela ne peut suffire. Ainsi, l'auditeur est le plus à même d'expliquer le contrôle a priori des informations, tandis que l'avocat est le plus à même d'expliquer les comportements adéquats pour ne pas s'exposer à des procédures de sanction. 

Plus encore, parce qu'il y a continuum entre l'Ex Ante et l'Ex Post, les enseignants les plus adéquats sont sans doute les personnes auxquelles chacun dans l'entreprise peut entrer en contact au titre de la Compliance, notamment les membres des Autorités de Régulation, des Autorités de Supervision, des Autorités de poursuites et de jugement. Non seulement des zones géographiques dont ils relèvent mais encore d'autres zones géographiques, puisque l'effet extraterritorial des règles juridiques de Compliance est acquis!footnote-1853.

A ce titre, il ne suffit pas de comprendre les règles américaines, non parce que le jet de leur mécanisme porte partout mais encore parce que leur esprit est désormais présent partout, comme chaque commentateur de la loi dite "Sapin 2" le souligne. Des enseignants maîtrisant le droit américain sont donc bienvenus. Mais il faut encore faire comprendre ce qu'est par exemple le Droit chinois de la Compliance, certainement très différent du Droit occidental. Un enseignant le maîtrisant saura le faire. Dans une matière qui, plus que tout autre, noue la culture!footnote-1854 et la lettrefootnote-1883, cela est indispensable. 

 

 

4. Les matières enseignées au titre de la Compliance

Comme il est difficile de savoir quoi enseigner quand l'on enseigne la Compliance....

Certainement du Droit, puisqu'il y a tant de lois, de décrets, d'arrêtés, de circulaires, de lignes directrices, de jugements, de contrats, d'engagements, de chartes. Dans ces variétés d'actes et de faits juridiques, constitutifs aussi bien de droit dur que de droit souple, l'on trouvera aussi bien du Droit pénal, du Droit civil, du Droit public, du Droit des affaires, du Droit international, du Droit fiscal, du Droit des sociétés, du Droit constitutionnel, du Droit administratif, du Droit des contrats, du Droit de la responsabilité, du Droit du travail, de Droit de l'Arbitrage, du Droit des personnes, de la Procédure pénale, du Contentieux administratif. Si l'on est plus moderne dans la segmentation pédagogique des matières, l'on devra veiller à enseigner le Droit processuel, le Droit financier, le Droit des données, le Droit de l'enforcement, le Droit des relations internationales.

Mais s'il n'y avait que du Droit à enseigner ...

Si l'on admet que la Compliance est aussi une "culture" à inculquer afin de mieux la partager!footnote-1855, il convient aussi d'enseigner la Finance, l'Ethique, le Management, les Relations internationales, voire les Sciences du Comportement (comme le Body Language). 

L'on est donc confronté à une difficulté majeure pour concevoir la formation en Compliance : que l'on soit en formation initiale ou en formation continue, comment pourrait-on enseigner tout cela ? Cela est d'autant moins concevable en formation continue que les personnes d'une part n'ont pas tout leur temps disponible pour cela et d'autre part ont des connaissances déjà acquises mais qui varient selon les entreprises, les services et les personnes.

Comment faire ?

Sans doute faut-il concevoir des formations qui ne prétendent pas tout enseigner. Il faut soit renforcer les connaissances des personnes auxquelles elles s'adressent, soit au contraire leur ouvrir la porte (sans prétendre à l'expertise) vers des dimensions de la Compliance qu'elles ignorent. C'est pourquoi il n'y a pas de matières enseignées qui s'imposent : il faut avant tout partir des personnes auxquelles la formation s'adresse!footnote-1856 et concevoir l'enseignement des matières choisies avec les prescripteurs des formations!footnote-1857, en choisissant en conséquence dans un troisième temps le type d'enseignement qui en résulte. 

 

5. Les méthodes d'enseignement de la Compliance

De la même façon la diversité des méthodes d'enseignement disponibles permet de les ajuster au public et aux finalités, car il n'existe pas de méthodes d'enseignement qui soient supérieures en soi à d'autres.

Ainsi les méthodes mécaniques comme le e-learning sont adéquates et relativement peu coûteuses pour apprendre la base et s'adresser à la fois à un grand nombre et d'une façon particulière, chacun activant à son gré des fonctionnalités dans le logiciel, tandis que la machine permet de contrôler l'assiduité. Ce contrôle auquel la hiérarchie tient n'est souvent qu'illusoire car il est plus facile encore de tromper une machine que de tromper un enseignant et s'il s'agit de faire partager une culture la machine est sans doute mieux apte à le faire et le contrôle de cette transmission s'avère hasardeux.

Le coût des formations pesant son poids dans l'addition des multiples coûts de la Compliance, cette mécanisation de la formation trouve son principal intérêt dans une facture moins élevée, puisqu'un robot ne se fatigue pas et la voix mécanique, adoucie par le progrès technologique, bientôt cajolante, pourra répéter sans cesse et dans de multiples langues la règle à retenir. 

Si l'on prend plus au sérieux ce qu'est la formation par rapport à ce qu'est le Droit de la Compliance, la formation n'étant qu'un élément d'un Droit de la Compliance que l'on prendrait lui-même au sérieux, en premier lieu l'exemplarité de la Compliance sur laquelle l'on insiste souvent!footnote-1858 implique qu'il existe une formation par l'exemplarité prenant la forme de prise de parole par les hauts dirigeants eux-mêmes, de l'entreprise (auquel cas cela constitue également un engagement) ou d'autres entreprises. 

En second lieu la formation a vocation à être faite de façon assez rapide et segmentée car il n'est sans doute pas besoin de demeurer éloigné de la pratique trop longtemps mais de concevoir plutôt des sessions assez courtes et renouvelées avec des échanges directs avec des enseignants impliqués!footnote-1859. Le caractère bref des sessions permet d'avoir des enseignants de haut niveau en responsabilité par ailleurs, ce qui est le plus instructif pour les personnes qui les écoutent, car de tels enseignants ont peu de temps disponible.

 

6. La mesure des formations à la Compliance

Classiquement la mesure d'une formation prend la forme d'un diplôme!footnote-1860. La multiplication des masters, au titre de différentes disciplines-mères!footnote-1861, y aboutit, ce qui fournit aux personnes qui les suivent une mesure à travers le titre qui leur est délivré. 

On observe que les entreprises, voire les administrations, envoient désormais, aux Etats-Unis plus encore qu'en Europe, leur personnel dans ces formations, ce qui assouplit la distinction entre la formation continue et la formation initiale!footnote-1862

Mais les diplômes sont des mesures de plus en plus contestées, au sens sociologique, psychologique mais aussi économique du terme. Lorsqu'on affirme que la Compliance est avant tout une question de culture et d'éthique, il est difficile ensuite de vanter la puissance d'un diplôme en la matière.

La mesure est sans doute dans le contrôle opéré par le Régulateur. Puisque les outils de la Compliance doivent être "effectifs" et que cette effectivité est contrôlée par le Régulateur lui-même!footnote-1867, c'est alors au Régulateur de contrôler l'effectivité et l'efficacité de ces formations, ce qu'il opère en creux lorsqu'il sanctionne l'absence de formation ou leur absence de portée. Ce faisant, c'est bien lui qui en donne la mesure, accréditant telle ou telle formation. 

Mais si la formation est un outil de la Compliance parmi d'autres, cela ne signifie pas qu'il n'y a de formation que dans la formation au sens évident du terme : dans tous les autres outils de la Compliance, la dimension éducative émerge. Et de plus en plus. 

 

II. LE CONTENANT: LES AUTRES OUTILS DE LA COMPLIANCE, ÉLÉMENTS DE FORMATION 

Cette dimension éducative émerge aussi bien dans la cartographie des risques (A),que dans les procédures de contrôle interne (B), que dans la production normative (C).

 

A. LA DIMENSION PÉDAGOGIQUE DE LA CARTOGRAPHIE DES RISQUES, ÉLÉMENT DE FORMATION À LA COMPLIANCE 

La cartographie des risques est souvent présentée comme le premier outil de la Compliance!footnote-1868, puisqu'en condition première, il faut connaître les risques pour organiser en Ex Ante les diverses façons pour y parer. C'est pourquoi le Régulateur lui-même établit au bénéfice de chacun une cartographie des risques, par exemple la cartographie des risques élaborée par l'Autorité des marchés financiers chaque année!footnote-1870, afin que les opérateurs y puisent les informations pertinentes pour à leur tour nourrir une cartographie qui leur soit propre!footnote-1869

Les deux acteurs, Régulateur et Opérateurs, n'établissent pas à première vue une cartographie des risques pour la même finalité. L'opérateur l'établit pour bien conduire son entreprise et bien maîtriser ses risques, en prenant ainsi les bonnes décisions dans la conduite des affaires. Le Régulateur n'étant pas un décideur, et la règle principielle de distinction entre la qualité de Régulateur et la qualité d'Opérateur l'implique avec force, ne vise en rien cela en établissant une cartographie des risques. Il a donc un autre objectif : il vise à éclairer le marché et les investisseurs, dans leurs prises de risques. 

L'on pourrait donc dire que le Régulateur fait de la formation et pas l'opérateur, qui a déjà bien à faire en établissant au mieux cette cartographie, sans faire la leçon ou aider les autres à la compréhension du monde de demain ...

Mais au contraire, par une sorte d'effet-réflexe, lorsque l'opérateur établit une telle cartographie, les investisseurs infléchissent leurs comportements futurs, en raison des informations que celle-ci contient!footnote-1871. Comme le montre la jurisprudence qui sanctionne l'opérateur ayant mal opéré cette cartographie, celle-ci correspond à une sorte de "droit des tiers d'être alerté des risques".

La cartographie est donc l'élément objectif qui s'articule au personnage qu'est le lanceur d'alerte. Elle est ce par quoi chaque opérateur est en charge d'éduquer les parties prenantes dans le maniement des risques, non pas pour qu'ils ne les prennent pas mais - car le Droit de la Compliance est articulé à une conception libérale de l'économie - pour qu'ils prennent encore des risques s'ils le veulent, ainsi instruits. 

 

B. LA DIMENSION PÉDAGOGIQUE DES PROCÉDURES DE CONTRÔLE INTERNE, ÉLÉMENT DE FORMATION À LA COMPLIANCE 

Les procédures de contrôle sont essentielles en matière de Compliance!footnote-1872. Elles confèrent une réalité à l'entreprise et à la personne morale par rapport aux mandataires sociaux et aux managers, puisqu'elles postulent que l'entreprise contrôle des actions dont elle ne sait rien et qui peuvent lui avoir été nuisibles, menées par les personnes qui expriment structurellement sa volonté.

La schizophrénie frappe par nature les procédures de contrôle. Dans ce jeu d'échec où le même joue les pièces blanches et les pièces noires, où le haut-dirigeant à la fois interroge et est interrogé, comme dans les films burlesques, où le personnage ne cesse de se lever pour aller s'asseoir dans le fauteuil qui fait face, comment admettre même ce dédoublement ?

En admettant qu'en se faisant l'entreprise s'éduque elle-même. En se contraignant, notamment parce que l'avocat de la personne morale représentée par le mandataire social ne sera pas le même que l'avocat de ce mandataire social!footnote-1873, l'entreprise se parle à elle-même. Beaucoup explique que le seul intérêt de ce Droit si lourd de la Compliance est de permettre aux personnes dans des entreprises gigantesques de se parler, de faire connaissance. 

Ainsi, les contrôles internes empruntent souvent la voie de discussions, d'explications, de dissipations de malentendus, de services qui sortent enfin d'eux-mêmes pour aller parler avec d'autres services!footnote-1874

Les contrôles internes peuvent s'apparenter à des enquêtes policières ou à des instructions mais aussi, notamment si elles cessent d'être l'exception ou deviennent plus usuelles, s'apparentent à une pédagogie du respect du Droit et du respect des autres par la discussion!footnote-1875

Cette formation maïeutique exprimée par le contrôle interne tient notamment au fait que beaucoup de fautes ou erreurs de Compliance sont dûes à l'isolement de la personne qui a causé le manquement et qu'il aurait suffi qu'elle en parle pour que celui-ci ne se produise pas.

 

C. LA DIMENSION PÉDAGOGIQUE DE LA PRODUCTION NORMATIVE, ÉLÉMENT DE FORMATION À LA COMPLIANCE 

Il est souvent affirmé que la Compliance doit se pratiquer par l'exemple!footnote-1876, et que cet exemple doit venir "d'en haut", le dirigeant devant lui-même non seulement évoquer dans les circonstances les plus solennelles et engageantes la nécessité de la Compliance mais encore montrer qu'il s'y plie lui-même : pédagogie par l'autorité ("faites-le puisque je suis le président"), pédagogique par l'exemple ("faites-le puisque je le fais moi-même"). 

On observe que les "chartes" des entreprises sont désormais intitulées "code de conduite" et détaillent la façon dont chacun doit se comporter. Comme dans un manuel, avec parfois des dessins pour mieux se faire comprendre, la holding du groupe explique à chacun, à travers un ou deux cas très simples, ce qu'il doit faire : nous voilà, à travers un document communiqué aux marchés, dans une démarche pédagogique visant à obtenir que tout un chacun comprenne ce pourquoi il faut respecter la réglementation. Par exemple pour sauver les océans ou pour respecter les personnes avec lesquelles l'on est en contact. 

Mais le plus remarquable est la démarche des Régulateurs. Ceux-ci publient des livres qui expliquent aussi bien que le ferait un professeur en amphi les règles, les sources, les cas, les exemples, les enjeux, etc. Bref, les Régulateurs désormais donnent des leçons de Compliance. 

Dans le Ressource Guide publié par le Departement of Justice et la SEC, il s'agit d'expliquer le Droit de la Compliance lorsque le but en est la lutte contre la corruption. Au passage, l'Autorité de poursuite qu'est le DoJ et l'Autorité de sanction qu'est la SEC affirment leur doctrine institutionnelle, le document étant aussi constitutif de Soft Law. 

Gunther Teubner craignait que les entreprises ne deviennent les nouveaux "Constituants" d'un monde globalisé!footnote-1877, mais à lire de tels documents l'on mesure que les Autorités publiques, en nous faisant la leçon sur ce qu'est et doit être le Droit de la Compliance!footnote-1881, nous répètent une nouvelle fois qu'elles en sont les maîtres, puisque c'est la même leçon que l'entreprise retrouvera dans la décision du Régulateur, sorte de copie sur laquelle seul le Régulateur puis le juge ont le pouvoir d'apposer la note.

A cet examen final s’articulant à la  formation continue requise, personne ne pourra soustraire les entreprises, sujets du Droit de la Compliance.

______________

3

V. infra. 

4

Pour la description de cet intermaillage, v. Frison-Roche, M.-A., L'apport du Droit de la Compliance dans la Gouvernance d'Internet, 2019. 

6

Sur les deux notions, voir dans le Dictionnaire de la Régulation et de la Compliance, l'entrée "​Responsabilité". 

8

Sur cette question elle-même probatoire du contrôle de la réalité des personnes, à travers la notion de "réel bénéficiaire", v. Frison-Roche, M.-A., Compliance et Personnalité, 2019. 

9

Sur la notion d' "Audit of Compliance", lequel est mené en dehors de procédure de sanction et de contrôle sur faits préalablement repérés, s. Gutierrez-Crespin, A. L'audit du dispositif de compliance : un outil clé pour en vérifier la robustesse, 2020. 

10

Sur cette émergence, v. Frison-Roche, M.-A., Les principes du Droit de la Compliance, à paraître. 

11

Pour une démonstration développée de ce point, v. Frison-Roche, M.-A., Le Droit rêvé de la Compliance, 2020. 

12

Lire une analyse de ce personnage dans le conte de Madame de Ségur, Blondine.  Lire  ou écouter le conte lui-même, illustré par Gustave Doré, car l'on gagne toujours à lire ce grand auteur. 

14

Sur des développements sur la dimension géographique et d'ancrage culturel, v. Frison-Roche, M.-A., Les outils de la Compliance et la théorie des climats, 2019. 

16

V. supra. 

17

Sur les personnes auxquelles les formations s'adressent, v. supra. 

18

Sur les prescripteurs de formation, v. supra. 

19

Sur l'exemplarité de la Compliance lorsque celle-ci est traitée comme une vertu, v. Canto, M. La Compliance et les définitions traditionnelles de la vertu, 2019.

20

Sur les enseignants, v. supra. 

21

Sur le "diplome" comme signe du "code binaire" du "monde savant", v. Thevenot, L. et Boltansky, De la justification : les économies de la grandeur, 1991.

22

Sur les différentes disciplines-mères auxquelles se rattache la Compliance et les conséquences en arborescence de formation, v. supra. 

23

Sur l'effet important de cette distinction entre formation initiale et formation continue, v. supra. 

24

Galland, M., La mesure de l'efficacité de la Compliance, 2020. 

25

Sarrat de Tramezaigues, G., La cartographie des risques : analyse économique, 2020. 

26

V. par exemple Autorité des marchés financiers, Cartographie des tendances et des risques, juin 2020. 

27

Sur la question de savoir si une telle cartographie élaborée par le Régulateur et publié par lui constitue ou non un acte normatif, v. infra. 

28

Sur cette jurisprudence, v. Frison-Roche, M.-A., Théorie juridique de la cartographie des risques, centre du Droit de la Compliance, 2019. 

29

Grandjean-, J.-P., Les procédures de contrôle interne, 2020. 

30

Sur le rôle de l'avocat dans le Droit de la Compliance, v. le dossier de Dalloz Avocat sur "Avocat et Compliance", 2020. 

31

Sur le bienfait des enseignants qui viennent d'autres services, d'autres entreprises, d'autres horizons, v. supra. 

32

Sur la formation par la maïeutique, notamment en matière juridique et éthique, en raison de "l'éthique de la discussion", v. par exemple, Frison-Roche, M.-A., Le modèle perelmanien au regard des méthodes d'enseignement du Droit, 2012.

35

Par exemple lorsque les Autorités expliquent le sens de leur décision et surtout expliquent le sens des décisions des autres, notamment des jugements. Si l'on adopte une perspective de hiérarchie des normes, dans la mesure où ces actes pédagogiques d'explication sont émis au bénéfice des entreprises, voire de la population, pour lesquels ils pourraient constituer du Droit souple, que toute présentation d'une décision contient une part d'interprétation, que toute interprétation est elle-même normative, s'il est acquis que la juridiction si elle est située au-dessus ou au-delà de l'Autorité de régulation pourra ne pas en tenir compte. Mais qu'en est-il si un tiers se prévaut à l'égard d'une juridiction d'un acte pédagogique du Régulateur lui ayant expliqué le sens d'un jugement de celle-ci ? La théorie de la "croyance légitime" ou de "l'apparence" peut-elle fonctionner ? 

Prenons un exemple. Le sens, la valeur et la portée de la décision rendue le 16 juillet 2020 par la Cour de Justice de l'Union européenne, dite "Schrems II", a paru d'autant plus incertains qu'elle concerne tout le monde, même des entreprises petites, ainsi que les internautes ordinaires (dont Maximilien Schrems est le hérault). "sens, valeur, portée", c'est la construction traditionnelle d'un commentaire d'arrêt.  Après une lecture publique via Internet de la décision par son Président, la Cour a publié un communiqué. En même temps, l'association créée par Maximilien Schrems a publié sur son site une série de commentaires sur le sens, la valeur et la portée de la décision. En même temps, les autorités nationales et européennes de régulation ont fait le même exercice pédagogique. Ainsi l' European Data Protection Board a publié le 23 juillet 2020 un document intitulé "questions fréquemment posées à propos du jugement ...". Ce titre vise plutôt les questions que les réponses, mais il est fait mentionné d'une "adoption" du document par cette agence, ce qui lui donne un caractère officiel. Dans les réponses il y a toujours une opinion exprimée. Quel est la portée d'un tel "commentaire d'arrêt" par une "agence" dont le pouvoir normatif est très flou ? Lorsque le commentaire d'arrêt émane d'organismes aux pouvoirs juridiques plus contraignants mais de niveau national, quel est son effet ? Si les commentaires des uns et des autres divergent, qu'advient-il ? A propos, que reste-t-il de la doctrine universitaire... (sur le lien entre pédagogie, Université et "doctrine institutionnelle" dans les mécanismes de Régulation, v. d'une façon plus générale, Frison-Roche, M.-A., Les décisions des juges et des régulateurs favorisent-elles la compétitivité des entreprises françaises, 2014).

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