27 octobre 2014

Blog

Entre l'habileté rhétorique du procès et la loyauté processuelle, la Cour de cassation laisse encore de la marge

par Marie-Anne Frison-Roche

La doctrine a applaudi lorsque la Cour de cassation, par un arrêt d'assemblée plénière du 27 février 2009, a accueilli en France le principe de l'estoppel.

Ce principe, jusqu'alors propre au droit de Common Law, interdit à une personne de se contredire non seulement dans une procédure, mais encore entre plusieurs procédures. Cela constitue une forme plus rationnelle et plus avancée du principe de loyauté processuelle.

Pourtant, n'appelle-t-on pas l'avocat "le menteur" ? La personne poursuivie dans un procès pénal n'a-t-elle pas le droit fondamental de mentir ? Dans cette joute qu'est le procès, tous les moyens ne sont-ils pas bons ? Quelle feuille de papier sépare la contradiction, le mensonge, la manoeuvre, le silence, l'éloquence, la rhétorique, la présentation ingénieuse, le débat, le contradictoire, le procès lui-même ?

L'arrêt que vient de rendre la Première chambre civile, le 24 septembre 2014, est de grande qualité, car il vient, certes d'une façon un peu elliptique, rappelé que l'estoppel joue entre les parties, et non pas entre la partie et le juge.

Il éclaire aussi sur l'office de la Cour de cassation, lui-même : le juge de cassation entre de plus en plus dans l'appréciation des faits. Ici, la Cour, "juge du droit", pose que les juges du fond ne pouvaient pas s'être trompés sur ce que voulait réellement le plaideur. Nous sommes dans une appréciation directe du cas. Pourquoi pas. Mais alors, il faudrait une motivation plus étayée. N'est-ce pas ce que vient d'expliquer le Premier Président ?

Cet arrêt met en scène une sorte de drame épique de succession, comme on les voit à la télévision ou dans les prétoires.

L'affaire est techniquement complexe mais on peut la ramener à un discours assez simple.

Une femme ayant un fils d'un premier mariage se remarie avec un homme riche. Ils sont mariés sous le régime de la séparation de biens. Le mari fait un montage de sociétés et de fondations, de sorte qu'à leurs décès, ce sera la fondation qui reçoive la totalité des biens.

Le mari décède. Puis la femme. À ce moment-là, le fils de celle-ci agit devant de multiples tribunaux, à Genève, à New-York, à Aix.

A New-York, il soutient que son but n'est pas, comme l'insinuent les trustee de la Fondation, d'accaparer les actifs, mais au contraire de suivre la volonté du constituant. C'est pourquoi il demande à être désigné par les juges nord-américain administrateurs de la Fondation, juste cela. Ce geste désintéressé porte dans l'esprit des juges.

Puis, il saisit les juges français et change de ton. Soumis au droit français, il invoque la règle d'ordre public de la réserve héréditaire : étant seul héritier de l'épouse, il demande l'attribution de la part des biens qui lui revient et que le mécanisme de la fondation ne peut certes pas lui soustraire.

La Cour d'appel d'Aix déclare la prétention irrecevable, car il s'est contredit au détriment d'autrui. En effet, il a convaincu les juges nord-américain en affirmant d'une façon désintéressée, c'est pourquoi ses adversaires ont dû reculer, et maintenant il forme une demande intéressée. Le principe de l'estoppel lui interdit cette voie.

La Cour de cassation casse l'arrêt.

Elle affirme pourtant dans son avis l'applicabilité du principe de l'estoppel mais pose son inefficacité en l'espèce.

Pourquoi ? "parce que "les prétentions émises par M.X. n'avaient pas pu induire les sociétés et fondations en erreur sur ses intentions".

____

 

Pour la Cour de cassation, l'estoppel  ne peut pas fonctionner tout simplement parce que les propos de désintéressement tenus par le demandeur ne pouvaient pas convaincre les défendeurs (sociétés et fondations) de la réalité de ce désintéressement. La configuration était telle que celles-ci savaient parfaitement que le fils de l'épouse voulait récupérer pour lui les actifs que son beau-père avait voulu au contraire soustraire de sa portée.

Or, l'estoppel, conformément à la tradition processuelle anglo-américaine, ne vise pas le rapport entre la partie et le juge, mais entre les deux parties, renvoyant à la conception accusatoire du procès. Ainsi, peu importe que les juges aient été convaincus. Encore aurait-il fallu que les parties adverses l'aient été.

Dans les cas répertoriés d'estoppel, ce qui est sanctionné, c'est la déloyauté, l'incohérence dans le temps d'une partie qui affirme ou a un comportement processuel à l'égard de l'autre partie, laquelle ajuste sa propre position (par exemple renonce à une prétention), puis change ses affirmation, prenant à contrepied son adverse. Ce qui est sanctionné, c'est la déloyauté dans le débat, vis-à-vis de l'autre. Peu importe que l'on ait menti au juge.

Ainsi, la Cour de cassation française applique parfaitement bien ce qu'est l'estoppel, qui ne se comprend que dans une conception accusatoire du procès.

_____

 

Par ailleurs, pour rendre un tel arrêt, arrêt de principe puisqu'il est de cassation et vise un principe dans l'attendu qui le débute, la première chambre civile de la Cour de cassation va rechercher dans les faits du cas.

Cela rejoint parfaitement ce que Monsieur le Premier Président Bertrand Louvel affirmait récemment sur ce que doit être le nouvel office de la Cour de cassation, laquelle ne doit pas hésiter à pénétrer davantage dans les cas eux-mêmes.

Mais l'on aurait été avoir une motivation plus explicite.  En effet, les premiers commentaires de l'arrêt le justifie plutôt en affirmant que l'estoppel  ne s'applique pas parce que les deux prétentions, celle formée devant le juge nord-américain et celle formée devant le juge français, n'ont pas le même objet, ce qui ne peut donc mettre le demandeur en incohérence. On voit mal le rapport avec l'attendu de l'arrêt, à savoir le fait que "les prétentions émises par le demandeur n'avaient pas pu induire les sociétés et fondations en erreur sur ses intentions". En effet, la différence d'objets est un tout autre argument que celui de l'absence d'erreur.

C'est alors justifier différemment la solution, d'une façon plus mécanique, concevant d'ailleurs d'une façon plus traditionnelle ce qu'est "l'objet d'une prétention". Mais là encore, revenons aux souhaits du Premier Président : si la Cour de cassation peut davantage construire le droit, il faut que les motivations soient elles-même plus construites et explicites.

 

_____

 

 

les commentaires sont désactivés pour cette fiche