5 juin 2016

droit illustré

La puissance du monde du cinéma sur le monde judiciaire : Devil's Knot (Les trois crimes de West of Memphis)

par Marie-Anne Frison-Roche

Pour faire comprendre le Droit, l'on peut aussi partir des cas.

Pour faire comprendre un cas, l'on peut aussi partir d'un film racontant le cas.

En 1993, les États-Unis furent secoués par une affaire de meurtre atroce de trois enfants. On soupçonna trois adolescents. Ils furent condamnés en 1994, deux à la réclusion perpétuelle, le troisième à la peine de mort.

L'on peut consulter les pièces du dossier. , ou regarder des vidéos des lieux ou du procès, utilisés par les médias lors qu’après 18 ans de prisons les trois condamnés furent libérés, sans que pour autant leur innocence soit reconnue.

L'on peut regarder le documentaire que deux journalistes, convaincus de l'innocence des trois condamnés, ont réalisé en 2011 pour obtenir cette libération : Paradise lost.

L'on peut regarder la courte audience durant laquelle il fût exigé des trois condamnés qu'ils reconnaissent leur culpabilité pour être libérés, faute de quoi ils resteraient en prison leur vie entière, deal qu'ils acceptèrent.

L'on peut encore regarder le film qui reprend en 2014  le cas : Les trois crimes de West Memphis. Le détective privé y est joué par Colin Firth, Reese Witherspoon incarne la mère de l'un des enfants massacrés.

En contrepoint, l'on peut regarder les interviews que tout au long  les personnes condamnées donnèrent à la télévision. En effet, personne ne sût s'ils étaient coupables ou innocents et l'on penche aujourd'hui plutôt pour la thèse de l'innocence ... L'on peut ainsi écouter le principal accusé des crimes qui explique deux ans après la condamnation, ou 18 ans après celle-ci, la destruction de sa vie par la justice de l'Arkansas, affirmant sans cesse son innocence et sollicité pour ce faire par les journalistes vedettes, comme Anderson Cooper.

Ce film est sorti en 2015.

Il montre parfaitement à la fois les imperfections, qui peuvent être terrible, de la justice pénale américaine, mais aussi les effets concrets d'une alliance entre le monde du cinéma et le monde judiciaire.

Lire l'analyse ci-dessous;

I. UN FILM,  RÉQUISITOIRE CONTRE LA JUSTICE PÉNALE ET LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINES

A travers un cas particulier qui a fait grand bruit et provoqué un grand émoi, ce film est un réquisitoire contre à la fois la justice pénale américaine et la société américaine de certains États, ici l'Arkansas, telle qu'elle est représentée. En effet, en ce qui concerne le procès lui-même, le film souligne les faiblesses à la fois factuelles et juridiques que le spectateur peut relever aisément, sans qu'il soit besoin de formation juridique pour ce faire, condamnant ainsi à la fois la façon dont la justice a fonctionné dans ce cas (A), mais plus encore le droit procédural américaine  (B) . D'une façon plus large, le film souligne que ceux qui "jugent" n'ont guère souci de Droit, car ils ont déjà jugé ces trois jeunes garçons (C). Avec un tel tableau, le spectateur suit le film et comme lui condamne une telle justice et une telle société, si indifférente à la justice, ce qui le conduit à innocenter les trois condamnés (D).

 

A. UN FILM SOULIGNANT LES FAIBLESSES FACTUELLES ET JURIDIQUES DU PROCÈS

Un "cas" est une histoire. C'est en cela que le Droit, la Littérature et le Cinéma vont si bien ensemble, construits sur une "petite histoire", les procès criminels prenant appui sur des petites histoires le plus souvent atroces. Ici, l'histoire est particulièrement atroce puisque trois petits garçons de 8 ans sont retrouvés assassinés et mutilés.

L'âge des victimes, le nombre des victimes, les circonstances de leur mort : voilà du spectaculaire qui va requérir des auteurs tout autant "spectaculaires" et attirera sans doute aussi la presse, que ce soit pour condamner que pour défendre.

Parmi toutes les personnes ayant des contacts avec les enfants, les soupçons s'orientent vers trois adolescents qui revendiquent leur adhésions pour le satanisme. Il y a pourtant de fait d'autres éléments. Ainsi, ce soir-là, un homme noir arrive couvert de sang dans un restaurant et s'enfuit On ne s'y intéressera pas. Le père d'une des victimes a un couteau ayant des traces de sang qu'il ne peut justifier - et qui s'avéreront par la suite celui d'une des victimes- mais l'on ne lui demande plus de compte. Un jeune homme a rôdé autour de l'enfant et pendant le procès reconnaîtra lui-aussi avoir commis les crimes.

Mais peut-être ces candidats à la monstruosité n'ont pas pas le "physique de l'emploi", alors que les trois adolescents l'ont tant : cheveux longs, habits noirs, scarifications, aimant l'heavy metal, tenant des propos provoquant, ils sont "faits pour l'emploi".

Le film souligne la négligence de la police qui perd les indices qui pourraient les disculper et attache la plus grande importance au témoignage d'un jeune enfant, qui est le seul "témoin" du crime et qui l'a raconté dans une vidéo enregistrée par la police dans des propos proche du délire.

Il n'y a donc aucune preuve solide. Or, de droit, il faut aller s'appuyer sur des preuves ayant au-delà du doute raisonnable pour entrer en voie de condamnation. Mais le film montre que le juge lui-même a déjà son opinion sur les trois jeunes gens, lesquels - n'ayant pas d'argent - sont défendus par un avocat commis d'office.

 

B. UN FILM SOULIGNANT LA FAIBLESSE DE LA JUSTICE AMÉRICAINE

Le film montre que les défaillances de cette procédure-là tiennent en grande partie à la déficience de la procédure américaine elle-même.

Ainsi, la procédure accusatoire, dont on peut trouver bien des mérites face à la procédure inquisitoire que préfèrent les systèmes de droit continentaux en matière pénale, ne fonctionne bien qu'à deux conditions. La première est que le juge soit impartial. Or, le juge ne l'était pas (v. infra). La seconde condition est que les avocats de la partie poursuivie soient puissants pour lutter à armes égales, ce qui suppose des accusés solvables, ce qui est peu souvent le cas en matière pénale. Ici, ils ne l'étaient pas, puisqu’encore au lycée. Mais tous les travaux de sociologie criminelle montrent que les personnes condamnées, parfois à mort, dont l'innocence a été par la suite établie, parfois après leur exécutée, avaient été défendue par des avocats défaillants (parfois rayés par la suite du tableau pour fautes professionnelles).

Plus encore, dans une scène du film, au cours du procès au cours duquel les avocats de la défense, persuadés de la culpabilité des accusés alors que le détective privé est persuadé de leur innocence, les défend sans conviction et tentent de les convaincre de plaider coupable voire de se dénoncer les uns les autres pour obtenir une réduction de peine, le détective privé demande à intervenir. Mais il ne peut en raison des règles de droit, puisqu'il n'est pas avocat. De la même façon, il est obligé de sortir d'une séance en huit-clos, déterminante, puisqu'il n'est pas avocat. Lorsqu'il en fait reproche aux avocats, ceux-ci lui rétorquent : "il fallait faire des études de droit". C'est donc à  une critique des lawyers que le film procède.

En effet, à voir ce film très sévère pour la justice américaine, si l'on n'a pas de bons avocats, c'est-à-dire si l'on n'a pas les moyens financiers pour en avoir, l'on est perdu. Sauf à trouver justice auprès du "monde du cinéma" ... (v. infra).

Il est presque ainsi presque cruel de retrouver l'actrice Reese Witherspoon dans le rôle de la mère d'un des enfants assassinés, assistant sans rien y comprendre à ce procès si malmené, retrouvant le détective privé pour exprimer ses doutes pour le fonctionnement de la justice, cette même actrice qui une dizaine d'années plus tôt jouait dans La revanche d'une Blonde le rôle d'une étudiante en droit qui, par sa seule jugeote innocente une femme accusée à tort et confond le coupable en pleine audience, dans un triomphe de la justice sous les applaudissements de la foule. Cinéma, cinéma ...

 

 

C. UN FILM SOULIGNANT LA SUBSTITUTION DES PRÉJUGÉS AU SOUCI DE JUGER

Le film insiste sur le fait que les trois poursuivis ont été condamnés dès le départ. L'affiche du film est explicite : la justice est "aveuglée", non pas signe d'impartialité mais d'incapacité à voir la vérité et sa balance est plombée d'inégalité par les trois cadavres des trois accusés qui pendent, victimes de son injustice.

Condamnés par le juge, condamnés par la population, condamnés par les parents des victimes (dont on suggère que l'on pourrait bien être l'auteur même du meurtre, ce qui fait basculer dans la thèse de la machination).

Pourquoi sont-ils condamnés ?

Parce qu'ils se tiennent socialement "très mal" : le principal accusé va avoir un enfant, alors qu'il n'est pas marié et n'a pas l'intention de l'être.

Parce qu'ils ne se défendent pas du tout. L'un des trois est atteint de déficience mentale et ne se défend pas. L'accusé principal ne renie pas sa récusation des conventions sociales classiques et son goût pour des théories qui engendrent des raisonnements comme "qui vole un œuf, vole un bœuf", ou "qui trompe son conjoint, trompe son pays" et qui ici pourrait être : "qui aime Satan, assassine les enfants".

Cela a suffi.

Le film est donc une condamnation de la société américaine qui non seulement ne bloque pas par les procès ses propres préjugés - ici contre la jeunesse un peu a-sociale - mais plus encore utilise la voie judiciaire pour leur donner pleine expression, les préjugés prenant la forme concrète de la peine de mort et de sentences de prison à vie.

 

D. UN FILM CONDAMNANT LA JUSTICE POUR MIEUX INNOCENTER LES TROIS CONDAMNÉS

Le spectateur, sachant que ce film repose sur des faits réels, averti de la suite du procès, notamment des semaines passés par le principal condamné dans le "couloir de la mort" et des 18 ans passés par les trois en prison, ne peut donc que condamner un tel procès, et à travers lui une telle justice, et à travers elle, une telle société.

Faisant cela, et qui ne le ferait, le spectateur jugeant à son tour la justice, puisque celle-ci a déclaré coupables les trois adolescents, en conclut qu'ils sont innocents et que le ou les coupables "court toujours".

C'est possible. Nous n'en savons rien.

Nous savons que le procès a été mal mené, que les droits de la défense ont été piétinés, que l'on ne peut condamner sans preuve, que s'il y a doute - et c'est le moins qu'on puisse dire en l'espèce - alors ce doute doit bénéficier aux accusés.

Il fallait donc les libérer.

Mais qui est coupable et qui est innocent, l'on en sait rien.

Quand on lit les commentaires des internautes sous les divers reportages faites à propos de cette affaire célèbre, leur radicalité fait froid dans le dos, la violence et la haine continuant de plus belle.

La justice américaine a trouvé en effet une solution "de compromis" : à la fois les libérant après 18 ans de prison sans pour autant admettre leur innocence, de quoi relancer toutes les thèses ...

Pourquoi avoir alors céder sans céder, les libérer sans pour autant laisser de les considérer comme coupables ? C'est sans doute que la justice a avant tout céder non pas à la justice et à la vérité, mais aux médias et au cinéma lui-même. 

 

 

II. LE POUVOIR EFFECTIF DU MONDE DU CINÉMA SUR LE MONDE JUDICIAIRE

En effet, ce film tourné par un réalisateur et joué par des acteurs fait suite à un documentaire tourné par des journalistes en 2011 mais prend les traits d'un documentaire (A). Il entre dans la veine du cinéma, "redresseur des injustices de la justice" (B).

 

A. UNE FICTION QUI SE VEUT DOCUMENTAIRE

Le film reproduit le cas, avec les personnages et leurs noms patronymiques, les acteurs ayant été choisis, voire maquillés pour qu'ils ressemblent physiquement le plus possible aux personnes réelles. On s'y croirait. Lorsqu'on confronte les images d'archives, les interviews actuels des personnes la ressemblance est saisissante.

L'on retrouve fréquemment des films proche du documentaire, dans lesquels le réalisateur cherche à reproduire au plus près l'histoire "vraie", y compris dans le physique des protagonistes, qu'il s'agisse de Omar m'a tuer  ou de Bridge of Spies. La distance par laquelle le réalisateur ne fait que prendre "appui" sur un fait divers, comme dans La peau douce par exemple, n'est pas ici de mise : il s'agit de faire "comme vrai".

Le cas est ici d'autant plus intéressant qu'en 2011, c'est un "véritable" documentaire qui fût réalisé en trois temps, le premier sorti dès 1996 par deux journalistes, dont le titre Paradise Lost est lui-même intéressant, puisqu'il fait référence à un titre célèbre de Heavy Metal, cette musique socialement mal-considérée qui en quelque sorte perdit les accusés. Ainsi le documentaire prend comme titre une œuvre de fiction (la musique), tandis que le film, qui appartient à la fiction, prend pour titre la désignation journalistique, voire judiciaire, du cas : The West Memphis 3.

Pourquoi vouloir tant ressembler à la réalité, alors que ce sont des acteurs et une reconstitution - sans insertion d'archives d'aucune sorte -, plus de 20 ans après ?

Parce qu'il s'agit d'obtenir la déclaration d'innocence des trois condamnés. En effet, s'ils ont été libérés, c'est au prix de n'avoir pas obtenu cette déclaration d'innocence, sorte de côte mal taillée, transaction étrange pour que l'appareil judiciaire ne perde pas la face.

Ne perde pas la face devant qui ?

Devant le cinéma lui-même, ou plutôt le "monde du cinéma". En effet, Johnny Depp avait pris fait et cause pour les trois condamnés, en clamant leur innocence. Et sa voix porte. L'on peut douter qu'il ait lu les milliers de documents de la procédure, mais sa voix porte. Et les condamnés furent libérés.

Mais il faut plus. C'est ce qui arrive en France lorsque le livre, puis le film Omar m'a tuer aboutirent à la grâce de la personne condamnée. C'est pourquoi des acteurs célèbres donnèrent leur visage pour incarner les personnages et contribuer à penser que le coupable serait le beau-père de l'un des enfants assassinés. 

L'on passe donc de ce qui est avéré, à savoir un procès qui n'a pas respecté les règles fondamentales de procédure et de preuve,sans lesquelles l'on ne peut condamner des personnes,  à une thèse substantielle, à savoir l'innocence de celles-ci, voire la culpabilité d'une autre.

C'est possible, mais est-ce au cinéma de refaire les procès et de désigner les coupables ?

 

B. UNE DÉMONSTRATION DU CINÉMA, REDRESSEUR DE LA JUSTICE INJUSTE ET NOUVELLE JUSTICE "HORS LES MURS"

En effet, le film ne fait pas seulement le procès du procès. Il refait l'enquête et mettait en premier héros le détective privé qui, agissant pro domo, mène vers la vérité, qui serait donc la culpabilité d'un très proche de l'enfant.

Ceux qui ont écrit des articles sur le film ne semblent pas en douter.

C'est possible mais la présomption d'innocence doit jouer aussi et la condamnation par le peuple, fût-il celui des spectateurs n'est pas bonne. Espérons que cette personne ne croise jamais un spectateur qui en aurait été elle-aussi à son tour convaincue, car la justice est affaire de procédure et de droits de la défense, ce à quoi qu'un film, qui n'est pas un tribunal, ne fait pas place.

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