Mise à jour : 20 mars 2015 (Rédaction initiale : 28 janvier 2015 )

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CE QUI FONDE LA RÉPRESSION DANS UN SYSTÈME FINANCIER

par Marie-Anne Frison-Roche

La répression est indissociable de la façon de réprimer. C'est pourquoi les difficultés de procédure sont des révélateurs de problèmes de fond. Actuellement, le problème de fond mis à jour par les batailles autour des procédures de sanctions en matière financière est ce pour quoi sont faites les sanctions.

Pour le régulateur, la sanction est un outil parmi d'autres pour réguler les marchés financiers. La sanction, dans un continuum avec son pouvoir normatif, sont ses dents et ses griffes grâce auxquelles les marchés financiers se développent. Cette finalité de politique financière justifie une répression objective avec un système probatoire reposant souvent par présomption conduisant à imputer des manquements à des opérateurs dans certaines positions sur ou à l'égard des marchés. Le régulateur doit avoir cette carte en main et l'utiliser selon cette méthode.

Par ailleurs, s'il arrive que des personnes commettent des fautes reprochables et ressenties comme telles par le groupe social, il convient qu'elles soient punies, jusqu'à la prison. Seule la justice pénale est légitime à le faire, légitimement alourdie par la charge de prouver l'intentionnalité, etc.

Il faut distinguer ces deux catégories d'incrimination. C'est à partir de là que les deux procédures et les deux systèmes probatoires peuvent se dérouler en même temps, mais sur des incriminations différentes. Pour l'instant cela n'est pas le cas, car les "manquements financiers" ne sont que le décalque des "délits financiers", allégés des charges de preuve qui protégeaient la personne poursuivie et qui doit pour l'instant répondre deux fois.

Problème de procédure ? Non, problème d'incrimination, dont on ne sortira pas par des solutions procédurales, la plus hasardeuse étant de créer une nouvelle institution, la plus calamiteuse était d'affaiblir le système en supprimant une des voies de poursuites,  mais en distinguant dans les incriminations qui sont pour l'instant redondantes.

Ainsi, la répression comme outil de régulation utilisée par le régulateur est au point, mais le véritable droit pénal financier demeure à consolider pour atteindre son objectif propre et classique : punir les fautes, y compris par de la prison.

C'est au législateur de remettre de l'ordre. Il est possible que la décision dite "EADS" du 18 mars 2015 rendue par le Conseil constitutionnel l'y pousse.

  • Rappelons que par nature le droit de la répression est spécifique par rapport à toutes autres branches du droit en ce qu’il ne se développe que dans un “procès”. C’est pourquoi procédure et droit des incriminations sont indissociables. Ainsi, s’il advient une difficulté récurrente de procédure, celle-ci est révélatrice d’un problème de fond.

 

 

 

  • Par ailleurs, le droit financier est le plus souvent appréhendé comme l’ensemble des mécanismes juridiques « utile pour les marchés financiers ». Il est donc un droit « instrument de son propre objet », puisqu’il est au service de son objet : le but du droit financier est son objet même, à savoir les marchés financiers qui doivent efficients!footnote-145.
  • Ainsi, la répression n’est qu’un « outil » parmi d’autres pour satisfaire les exigences de l’objet, c’est-à-dire pour faire en sorte que les marchés financiers fonctionnent objectivement bien.

 

  • Cette conception n’est pas celle du droit pénal classiquement défini. En effet, le droit pénal a un objet qui lui est extérieur (la délinquance), mais a un but qui lui est propre : punir les comportements graves (fautes) même si le dommage est minime (différence entre la responsabilité pénale et la responsabilité civile. C’est pourquoi le droit pénal constitue une branche du droit « autonome » des autres.

 

  • À l’inverse la répression financière est un moyen parmi d’autres pour rendre efficace les prescriptions de régulation émise par l’auteur des normes. La répression est à la fois un outil d’effectivité des normes ordinaires de régulation (la répression comme voie d’exécution) et un moyen très efficace d’envoyer des messages au marché financier. Ainsi, la « répression financière » est un outil d’efficience des marchés financiers, un outil parmi d’autres. Conceptuellement, cela n’a donc rien à voir avec le droit pénal!footnote-147, celui qui frappe une personne, et durement (par l’emprisonnement par exemple) en raison de l’intention dolosive et malicieuse, parce que cela est « grave » et réprouvé socialement.

 

  • C’est pourquoi l’incrimination pénale requiert de viser des comportements « reprochables à des personnes malicieuses qui attaquent les valeurs du groupe social et qui doivent être frappées durement pour cela ».  L’entité qui est légitime à l’infliger est le juge pénal, constitutionnellement habilité à le faire. Il est le juge judiciaire, le juge des libertés. C’est en cela qu’il est le seul à pouvoir limiter les libertés fondamentales dont il est le premier protecteur. C’est pourquoi le droit pénal ne peut prendre vie qu’à travers un procès, la procédure étant elle-aussi l’expression des droits processuels fondamentaux des personnes dont la liberté et l’honneur risquent d’être restreintes!footnote-148.

 

  • L’incrimination de marché répond à une tout autre logique. En effet, elle requiert de viser l’efficience des marchés financiers.  C’est pourquoi elle doit viser des comportements « imputables à des opérateurs qui sont auteurs d’abus objectifs qui détériorent la qualité des marchés ». Celui qui « doit répondre » est celui qui « occupe une certain position » (par exemple la société-mère) et qui serait incitée à avoir un comportement adéquat à l’avenir.  L’entité qui est légitime à utiliser l’outil répressif est le régulateur du marché. La répression est pour celui un outil dans un continuum  de ses autres pouvoirs, notamment son pouvoir normatif (règlement général).

 

  • Il est inconcevable qu’un régulateur financier ne soit pas titulaire d’un pouvoir de sanction!footnote-146. En effet, par l’exercice qu’il en fait, non seulement il discipline le marché, mais il exerce son « autorité ». Un régulateur ne peut exister que si le secteur qui bénéficie d’une asymétrie d’information au détriment du régulateur, est « impressionné » par le régulateur. Les sanctions participent de l’emprise que le régulateur doit absolument avoir sur le secteur. Un régulateur ne peut pas être sans griffe et sans dent. Il perdrait son « autorité » et risquerait encore plus d’être capturé.
  • Cette autorité par la sanction, le Régulateur l’exerce aussi en transmutant son pouvoir de sanction en pouvoir de transaction (settlement ou « composition administrative »). La composition administrative est une transaction, c’est-à-dire un contrat!footnote-149, qui a pour fin l’efficacité partagée entre le secteur et le régulateur. Par cette pratique le Régulateur non seulement accroît l’efficacité, ce qui ne pose pas de problème puisque son pouvoir de répression a lui-aussi cette finalité, mais encore  il injecte de l’information dans le marché.

 

  • Ainsi, son activité Ex Ante d’information et de prévention est en continuum avec le pouvoir de sanction, que l’on présente trop souvent comme un l’Ex Post isolé du reste.    Une telle présentation objective ne pourrait être tenu pour le juge pénale et le droit pénal, car leur office est de punir, notamment pour que le groupe social mesure que ceux qui ont « fait mal » sont punis et « n’achètent » pas leur peine. C'est la grande vertu de la peine d'emprisonnement.

 

  • Ainsi les sanctions participent de l’office du régulateur, qui est de réguler les marchés, fonction qui déteint sur la finalité des outils répressifs qu’il manie.  C’est pourquoi les charges de preuve sont relativement légères (faute objective), que les moyens de preuve le sont également (présomption). En régulation (le droit de la régulation étant un droit téléologique), « la fin justifie les moyens », notamment en matière probatoire, la répression s’insérant dans la théorie des incitations.

 

  •  Dans sa mission objective, le régulateur n’a pas à se soucier de punir les intentions dolosives animant certaines personnes, qui blessent les valeurs fondamentales et le groupe social.

 

  • Sanctionner les intentions malicieuses affectant le groupe social relève  à l'inverse de la finalité poursuivie par le juge pénal. Celui-ci doit frapper plus fort et échapper au calcul économique qui permet au régulé de s'ajuster au régulateur, allant par exemple jusqu'au prononcé de peines de prison. Qui a plus de difficulté pour frapper (charge de preuve de l’intentionnalité).

 

  • Dès lors,  il est essentiel que cette différence de finalité doit se retrouver dans les incriminations elles-mêmes.

 

  • Or, la différence de finalité ne se retrouve pas dans les incriminations. C’est pourquoi la jurisprudence du Conseil constitutionnel, par exemple dans sa décision du 24 octobre 2014, Stéphane R. et autres, qui justifie le cumul de la voie pénale et de la voie administrative n’est pas très solide en ce qu’elle se passe sur une différence de « nature » entre sanction pénale et sanction administrative, différence due à leur finalité distincte, mais sans que les incriminations soient distinctes. Lorsque la Chambre criminelle dans deux arrêts du 17 décembre 2014, EADS a formé deux QPC à ce propos, on s'est demandé si le Conseil constitutionnel allait maintenir sa position. Or, par sa décision du 18 mars 2015, dite EADS, le Conseil constitutionnel a au contraire récusé l'affirmation d'une différence de principe de nature entre sanction administrative et sanction pénale, cette différence ne pouvant apparaitre que si les faits reprochés étaient différents, leur qualification véritablement différente ou la sévérité de la sanction effectivité différente.

 

  • La différence dans les incriminations ne se retrouve pas pour des raisons historiques. En effet, lorsqu’on a construit le droit administratif répressif financier, l’on a conçu les « manquements » en décalque du droit pénal, par exemple en construisant le « manquement d’initié » en décalque du « délit d’initié ».

 

  • Mais le heurt des finalités, le heurt des exigences probatoires et aujourd’hui le heurt des procédures ne pouvait que s’en suivre.

 

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  • C’est pourquoi s’il faut penser une réforme, on ne peut se limiter à la penser dans les conséquences (simplement dans la procédure, ou simplement dans la preuve) : il faut retourner à la cause des heurts, c’est-à-dire à la duplication néfaste des incriminations.

 

    • Il convient donc de laisser au régulateur financier le pouvoir de sanction tous les manquements, pouvoir dont il a besoin pour réguler les marchés financiers, car pour lui la répression n’est qu’un outil de régulation des marchés.

     

    • Mais il faut construire pour le juge pénal des incriminations, au besoin assorties de peines de prison, visant les comportements intentionnels reprochables et réprouvés socialement.

     

    • A fins véritablement distinctes, doivent correspondre des incriminations distinctes, justifiant des procédures distinctes qui peuvent se cumuler sur la tête d’une même personne, physique ou morale.

     

    • Sinon, cela ne tient pas. Et pour l’instant, parce qu’on ne revient pas à la source, c’est-à-dire aux incriminations, cela ne tient pas. L’Europe, aussi bien celle des droits de l’Homme, à travers l’arrêt du 4 mars 2014 la CEDH, que l’Europe économique à travers l’arrêt du 26 février 2013 de la CJUE le rappelle.

     

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    1

    V. par ex. Merville, A.-D., Droit financier, 2014.

    2

    C'est pourquoi il ne faut pas mettre du droit pénal partout dans la matière financière, "dévalorisant" le droit pénal qui n'est pas fait pour cela. Sur la démonstration d'ensemble, v. Frison-Roche, M.-A., La nature prométhéenne du droit en construction en matière bancaire et financière, 2014.

    3

    V. d'une façon générale, Frison-Roche, M.-A., Généralités sur le principe du contradictoire, thèse d'État 1988, coll. "Anthologie", Lextenso-LGDJ, 2014.

    4

    Sur l'idée comme quoi les pouvoirs Ex Post  du régulateur ne sont que de l'Ex Ante cognitif de celui-ci, puisque le Régulateur, par une sanction prise sur un cas particulier, fait passer un message général valant pour l'avenir à l'ensemble du marché, v. Frison-Roche, M.-A., Le couple Ex Ante / Ex post, justificatif d'un droit de la régulation, 2006.

    5

    Article 2044 du Code civil : "La transaction est un contrat par lequel les parties terminent une contestation née ou préviennent une contestation à naître.".

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