June 29, 2022

Compliance: at the moment

📧Seuls les droits subjectifs techniques ne sont pas touchés par l'arrêt Dobbs: c'est sur eux qu'il faut construire une nouvelle théorie de l'entreprise

by Marie-Anne Frison-Roche

► Référence complète : Frison-Roche, M.-A., Seuls les droits subjectifs techniques ne sont pas touchés par l'arrêt Dobbs: c'est sur eux qu'il faut construire une nouvelle théorie de l'entreprise, 29 juin 2022.

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Introduction de l'article : Tout d'abord il y a deux types de réaction possible face à un événement critiquable. Elles peuvent se cumuler mais chacune prend de l'énergie. Soit critiquer l'événement condamnable (puisqu'il est critiquable, renforçant ainsi la mauvaise opinion que l'on a de lui) ; soit en limiter la portée (puisqu'il est critiquable, autant faire en sorte qu'il ait le moins d'effet possible).

Que l'arrêt Dobbs v/ Jackson rendu le 24 juin 2022 par la Cour suprême des Etats-Unis soit critiquable, tout le monde en est à peu près d'accord. Des centaines de commentaires vont dans ce sens ; des milliers de réactions vont dans ce sens. L'on peut continuer à le critiquer. Cela renforce l'opinion que l'on a déjà. Cela prend de l'énergie.

Peut-être vaut-il mieux utiliser son énergie à limiter la portée de cet arrêt. Mettre son énergie dans cet effort-là. Or cet effort en requiert beaucoup. Donc puisqu'il est acquis que cet arrêt est critiquable, concentrons-nous sur les moyens pratiques d'en limiter la portée.

L'on songe à modifier le Droit français en inscrivant le droit à l'avortement dans la Constitution (I). Mais si l'on revient aux Etats-Unis, car l'arrêt de la Cour suprême n'a pas de portée sur le Droit constitutionnel français, il faut mesurer que tous les droits subjectifs "politiques" non-ancrés dans "l'histoire américaine" sont touchés par l'arrêt du 24 juin 2022, la portée de l'arrêt allant bien au-delà du droit à l'avortement (II). La Cour est donc délivrée de la totalité de sa propre jurisprudence, ce que ne sont pas les cours constitutionnelles européennes, et c'est en cela que l'arrêt est catastrophique car non seulement il touche tous les droits subjectifs "politiques", mais il efface toute la jurisprudence de la Cour concernant les droits subjectifs "politiques" que l'on pourrait dire "nouveaux" (III). Plus encore, trois jours après, la Cour suprême a rendu un arrêt concernant un droit politique ancré dans l'histoire américaine, le droit à la liberté d'expression, qu'elle a interprété très largement, pour bloquer le licenciement d'un enseignant sportif d'une école publique qui faisait des prières sur le terrain de sport, procédant ainsi à un revirement de jurisprudence. La Cour ne serait donc pas non plus liée par sa jurisprudence sur les droits subjectifs politiques ancrés historiquement, pouvant les interpréter d'une façon conservatrice, sans "conserver" l'interprétation "progressiste" que la Cour en avait faite (IV). La solution serait donc de travailler sur ce qui reste : les droits subjectifs non-politiques : or, ce sont des droits auxquels les juristes conservateurs, qui dominent la Cour, sont attachés parce qu'ils sont liés à la liberté contractuelle et à la liberté d'entreprendre. Ils seront en mauvaise position pour les restreindre. Cela désigne ceux qui vont devoir, et pouvoir, défendre les femmes, et plus généralement les êtres humains, aux Etats-Unis : les entreprises (V).

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Lire les développements de l'article ⤵️

 

I. LA PERTINENCE DE PROTEGER LES DROITS SUBJECTIFS A PORTEE POLITIQUE EN DEHORS DES ETATS-UNIS

Il est proposé d'inscrire dans la Constitution française le droit à l'avortement.

Pourquoi pas ?

Mais d'une part, les personnes qui veulent annihiler les prérogatives juridiques des personnes, ce que la Cour suprême qualifie de droit constituant une question politique, ne visent pas que le droit à l'avortement. De la même façon que la Cour suprême n'a visé que ce droit-là mais il est clair que les autres droits, par exemple le droit des homosexuels à se marier, recevant la même qualification ne tiendrait pas davantage.

C'est donc par prévention une liste de droits subjectifs de nature politique qu'il faudrait intégrer. L'exercice de rédaction va être difficile. Sauf à attendre les arrêts qui vont être pris les uns après les autres par la Cour suprême affirmant que tel et tel droit subjectif constituant une question politique et insuffisamment ancré dans l'histoire n'est pas protégé. Et demander en France à chaque fois une modification de la Constitution

Plus encore, tout vient de la Cour suprême elle-même qui, le 24 juin 2022, a changé sa façon d'interpréter la Constitution américaine, dont la lettre elle n'a pas changé. Elle a récusé l'interprétation "progressiste" (consistant à prendre en considération l'évolution de la société et son état actuel) pour adopter l'interprétation "originaliste" (consistant à se référer exclusivement à la lettre de la Constitution, telle que l'avaient en tête ceux qui l'ont rédigée, le texte et ses amendements, ce qui ramène au début du XIXième siècle).

Ainsi, ce n'est pas le texte de la Constitution qui condamne ou protège : ce sont les juges constitutionnels eux-mêmes. Or, il ne semble pas qu'en France le Conseil constitutionnel soit tenté par des théories "conservatrices" dangereuses. Au contraire même, si des élections futures portaient au pouvoir un pouvoir exécutif et législatif extrêmes, pouvant modifier la lettre de la Constitution, c'est bien sur la Cour constitutionnelle que l'on compterait.

Mais l'on peut toujours le faire. Cela pourrait permettre au Conseil constitutionnel de dégager une théorie plus générale sur la protection des droits subjectifs. Utilisons aussi notre énergie pour mesurer la portée de cet arrêt, qui dépasse, hélas, très largement le droit à l'avortement, lequel n'est pour la Cour suprême qu'un exemple puisqu'elle a changé la façon dont la Constitution américaine doit être interprétée.

 

II. LA PERTINENCE DE MESURER LA PORTEE DESTRUCTRICE AUX ETATS-UNIS DE L'ARRET DE LA COUR SUPREME DU 24 JUIN 2022 SUR LES DROITS SUBJECTIFS "POLITIQUES" NON-ANCRES DANS L'HISTOIRE AMERICAINE

La Cour a posé que des droits subjectifs constituent une question "politique". Il en est ainsi du droit à l'avortement. C'est parce que ce droit relève d'une question "politique" que le juge, fût-il suprême, doit s'auto-restreindre : la théorie originaliste est une théorie de l'auto-restriction du pouvoir judiciaire par rapport à la souveraineté du "vrai" pouvoir politique, qui n'appartient qu'aux Parlements (les Parlements des Etats, le Congrès au niveau fédéral).

La première question qui se pose est de définir ce qui fait qu'un droit subjectif est un droit de nature "politique".

Personne ne semble remettre en cause la qualification même du droit à l'avortement comme "droit constituant une question politique". Mais aux Etats-Unis, cela vient de l'arrêt renversé le 24 juin 2022, c'est-à-dire l'arrêt de 1973, Roe v/Wade, qui avait fondé la reconnaissance de ce droit sur le droit à la vie privée et sur le droit à l'égalité.

L'avortement n'est pas un acte nouveau, lié à la technologie. Le 14ième amendement est très ancien. L'on pourrait dire - et ce fût la base de la loi de 1975 en France - que c'est sur la base de la santé que les femmes ont ce droit pour que cet acte soit pratiqué sans que leur santé soit en grand danger. C'est alors un droit non pas politique mais un droit technique.

L'on peut discuter sans fin sur cette question : mais précisément personne ne peut tracer d'une façon incontestable les droits qui constituent une question politique et ceux qui ne le constituent pas. La Cour suprême va considérer que constituent une question politique tous les droits subjectifs qui ne lui plaisent pas, afin de les renvoyer au pouvoir politique discrétionnaire des Etats.

Cela va concerner par exemple non seulement le droit des homosexuels à se marier (l'arrêt reconnaissant ce droit datant de 2015) mais encore sans doute le droit des demandeurs d'asile, le droit des prisonniers. Car n'est-ce pas des sujets "politiques" ?

En outre faisant, la Cour suprême se libère de la totalité de sa propre jurisprudence conservant tous ces droits puisqu'elle devient neutre les concernant : c'est donc sa propre jurisprudence qu'elle efface, devenant ainsi originaliste rétroactivement.

L'arrêt rendu le 27 juin 2022 nous en apprend plus encore.

 

III. LA DELIVRANCE DE LA COUR SUPREME DE LA TOTALITE DE SA JURISPRUDENCE CONCERNANT LA TOTALITE DES DROITS SUBJECTIFS "POLITIQUES", Y COMPRIS CEUX ANCRES DANS L'HISTOIRE AMERICAINE

Le 27 juin 2022, la Cour suprême, dans un arrêt Kennedy v/ Bremerton School Dist. , pose qu'un enseignant d'une école publique peut efficacement opposer son droit constitutionnel à la liberté religieuse pour organiser des prières sur le terrain de sport où il entraîne les élèves, ce qui renverse des décennies de jurisprudence de la Cour qui faisait prévaloir la séparation de l'église et de l'Etat.

Cela signifie que pour les droits de nature politique ancrés dans l'histoire américaine, ici la liberté religieuse découlant de la liberté d'expression, non seulement la Cour suprême continue de les protéger, puisque l'arrêt est ultérieur à l'arrêt fondateur du 24 juin, mais elle renverse la jurisprudence en donnant une interprétation extensive à ce droit.

C'est donc une nouvelle écriture de la Constitution par les juges qui semble s'annoncer.

Dès lors, que faire ?

Il faut réfléchir aux droits subjectifs dont on peut soutenir qu'ils ne sont pas de nature politique et dont on sait qu'ils ont la faveur des juges conservateurs, pour leur associer la protection des êtres humains.

 

IV. LA CATEGORIE, APPRECIEE DES CONSERVATEURS, DES DROITS SUBJECTIFS TECHNIQUES: LE ROLE DECISIF DES ENTREPRISES A TRAVERS LES DROITS CONTRACTUELS ET LES DROITS ECONOMIQUES

Les droits subjectifs qui ne constituent pas une question "politique" et qui sont susceptibles d'être protégés par des juges "conservateurs" sont les droits subjectifs économiques.

Or, la jurisprudence constitutionnelle économique américaine est beaucoup plus fournie que ne l'est la jurisprudence constitutionnelle française, par exemple en droit de la concurrence : par exemple le droit d'entrer en compétition avec autrui, ou le droit de faire des contrats en matière de propriété intellectuelle, ou le droit de contracter avec qui on veut, ou le droit de choisir ce à quoi on s'engage, etc.

La liberté contractuelle a une puissance très grande dans la jurisprudence de la Cour suprême et l'on peut penser que les juges conservateurs ne voudront pas la récuser. La liberté laissée aux entreprises, dans un système de libre concurrence (qui est aussi un principe juridique), engendre une série de droits pour les entreprises, que les juges conservateurs ne voudront pas effacer.

Or l'on peut reprendre les différents sujets non pas sous l'angle des bénéficiaires, ce qui en fait un "sujet politique", mais sous l'angle de ceux qui, par des contrats, utilisent l'autonomie de leur volonté pour organiser par exemple l'accès à la contraception de leurs employées.

Dans son arrêt Burwell v/ Hobby Lobby du 20 juin 2014, la Cour suprême avait posé qu'une entreprise pouvait modifier son organisation contractuelle et la protection de santé apportée aux employées en les privant du remboursement de pilules contraceptives, parce qu'une entreprise est libre d'avoir des opinions religieuses, exprimées à travers sa libre organisation. Cela signifie donc qu'une entreprise a le droit d'organiser comme elle l'entend la protection sociale des personnes qui travaillent pour elle, y compris dans les points de contact avec des opinions, puisqu'elle a le droit constitutionnel d'avoir des opinions, de passer des contrats pour en faire profiter ses employés.

 

V. LES ENTREPRISES, LE MIEUX "EN POSITION" POUR RESISTER PAR LES OUTILS DE LA COMPLIANCE AU PLAN CONTENU DANS L'ARRET DU 24 JUIN 2022 

Dès lors, les entreprises sont les mieux placées, en vertu même de leurs droits constitutionnels politiques ancrés dans l'histoire et en vertu de leurs droits constitutionnels techniques, prérogatives économiques constitutionnellement protégés, d'agir concrètement.

Sans doute davantage que ne peuvent le faire les Constitutions des autres pays.

En effet en premier lieu les entreprises sont globales et ce qu'elles décident ont un effet global.

En deuxième lieu, les entreprises sont légitimes à intégrer dans l'intérêt qu'elles défendent non seulement l'intérêt économique et financier mais encore l'intérêt collectif, voire l'intérêt général. Elles le font à travers l'éthique, la responsabilité sociétale, et la structure spécifique de l' "entreprise à mission". C'est le moment de voir si la "responsabilité sociétale" a vraiment une portée.

En troisième lieu, les entreprises agissent pour défendre les êtres humains, les femmes par exemple, parce que les Autorités publiques le commandent. C'est le Droit de la Compliance. Or, même si cela est requis par des Autorités françaises et européennes, les outils du Droit de la Compliance sont à effet extra-territorial, portant par exemple jusqu'aux Etats-Unis. Ainsi la portée globale du Droit de la Compliance va montrer ici toute son utilité.

Ce sont donc les entreprises qui doivent réfléchir et qui vont agir efficacement.

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