Dec. 15, 2016

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Quand un simple décret remet en cause la séparation des pouvoirs

by Marie-Anne Frison-Roche

Ce working paper a servi de base à un article publié dans le journal Le Monde du 16 décembre 2016.

Par un décret du 5 décembre 2016, il est mis fin à un usage qui préservait la Cour de cassation du contrôle exercé par les services de l'Inspection judiciaire. C'est une atteinte, d'apparence anodine mais profonde, à la séparation des pouvoirs, socle constitutionnel de notre État de droit et de notre démocratie.

Lire ci-dessous.

La séparation des pouvoirs est un principe politique majeur gardé par la Constitution. Il protège chacun des pouvoirs de l’emprise de l’autre. Cette séparation est instituée au bénéfice du citoyen!footnote-748, la concentration des pouvoirs entamant la démocratie. Les pouvoirs exécutif et législatif (pouvoir politique) ont l’indépendance nécessaire pour faire des choix (décider) tandis que le pouvoir judiciaire a l’indépendance requise pour appliquer le droit (juger)!footnote-747. Ils doivent demeurer indépendants l’un de l’autre, l’un ne pouvant pas avoir prise sur l’autre. Si l’on change cela, notre système démocratique est en danger.

 

I. L’adoption par le gouvernement du décret du 5 décembre 2016 mettant fin au statut particulier de la Cour de cassation

Indépendante, la magistrature constituant pourtant un service de l’État, les services de l’inspection judiciaire la contrôlent. En outre, l’inspection évalue l'activité, le fonctionnement et la « performance » des juridictions et des magistrats, dont elle apprécie le comportement, parallèlement au contrôle disciplinaire confié au Conseil supérieur de la magistrature, lequel est présidé par le premier président et le procureur général de la Cour de cassation.

Depuis l’origine, dans une tradition remontant à 200 ans la Cour de cassation ne fait pas l’objet d’un tel contrôle.  L’on considère que la Cour de cassation est une juridiction particulière qui assure l’unité de la jurisprudence. Cette tradition prend aujourd’hui un relief nouveau, en ce que la Cour de cassation est en train de devenir une Cour suprême, dégageant à partir de cas particuliers des principes généraux qu’elle élabore et qu’elle garde. Elle est donc distincte des autres juridictions judiciaires. Cette fonction suprême implicite est en train de devenir explicite.

Le 6 décembre 2016, en lisant le journal officiel, le premier président de la Cour de cassation et le procureur général de celle-ci découvrent un décret de la veille, créant une « inspection générale de la justice ».

A le lire, celui-ci ne contient rien de révolutionnaire. Continuant d’être rattachée au ministre de la justice, cette inspection a la même composition et la même fonction. Mais par cette couche de Ripolin, c’est la soustraction de la Cour de cassation au contrôle qui disparait ! L’adoption de nouvelles structures administratives ne garde que l’explicite des règles, le gouvernement feignant de n’avoir pas de mémoire.

Désormais, la Cour de cassation est ordinaire !

D’un simple décret, le gouvernement rétrograde symboliquement la Cour de cassation à ce qu’elle était il y a 200 ans.

Que faire contre un décret si habile parce que d’apparence anodine et technique qui vient de porter un coup si profond à l’indépendance de la justice à travers le statut pourtant de plus en plus particulier de la Cour de cassation, ramené brutalement à l’ordinaire ?

 

II. Quelle réaction en fait et en droit ?

De fait, la réaction a été immédiate et des courriers aussi vifs que rapides s’échangent, tous rendus publics. Le premier président de la Cour de cassation et le procureur général protestant auprès du premier ministre le 6 décembre, le ministre de la justice leur répond le 7 que cela n’est qu’une disposition technique qui ne change rien, les hauts magistrats répliquent le 8 qu’il convient d’adopter le même système que celui qui préserve le Conseil d’État et la Cour des comptes. Ils sont reçus le 10 par le ministre de la justice et écrivent le jour même un communiqué par lequel ils suggèrent de placer l’Inspection « sous l’autorité » du Conseil supérieur de la magistrature.

En droit et en l’état, pour s’offusquer du décret du 5 décembre 2016, il faut se prévaloir de sa violation de la Constitution. Mais le Conseil constitutionnel n’a pas son mot à dire puisque l’habileté du pouvoir politique a consisté à utiliser l’outil médiocre du décret que le Conseil ne contrôle pas. Leçon politique : pour atteindre les plus hauts principes, il faut utiliser les normes les plus quelconques (décrets) et commencer par les contrôles les plus anodins (inspection).

Dans leur lettre du 8 décembre 2016, les chefs de la Cour de cassation demandent à ce que l’on préserve la puissance « symbolique » de celle-ci!footnote-749. Oui, les institutions et les systèmes politiques sont construits sur des symboles. Les Cours suprêmes et les autorités publiques ne sont en grande partie que cela.

Si par le jeu d’un décret l’on permet au pouvoir politique de noter le pouvoir judiciaire, c’est le citoyen qui en paiera le prix. Car de la même façon que les juges n’ont pas à contrôler le pouvoir politique dans l’exercice de ses choix, le pouvoir politique n’a pas à contrôler le pouvoir juridictionnel dans l’exercice d’appliquer le droit!footnote-750.

 

 

 

1

Sur le lien entre le droit à l'impartialité des juridictions et l'indépendance de la magistrature, v. Frison-Roche, M.-A., Le droit à un tribunal impartiali.

2

V. par ex. Mathieu, B. ,

3

L'image utilisée par Carbonnier est demeurée célèbre, celle de "l'âne portant reliques". V, dans une dimension comparée et anthropologique, Bontems, Cl. (dir.), Le juge : une figure d'autorité, L'Harmattan, 1997.

4

V. d'une façon plus générale sur la nécessité de cet double respect,  Frison-Roche, M.-A. et Haenel, H., Le juge et le politique, 1996.

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