La liberté d'expression est une condition de la société démocratique. C'est pourquoi elle est à la fois un droit de l'homme et un principe constitutionnel. Peu importe que l'opinion ne soit pas "convenable". Il n'en fût pas toujours ainsi et Sade fût emprisonné en raison de ses écrits.
Mais de la même façon, lorsque Jean-Jacques Pauvert, décédé le 27 septembre 2014, publia en 1948 les oeuvres complètes de Sade, que les éditeurs se gardaient de faire, prenant soin d'ôter les passages les plus sulfureux et violents contre les hommes et contre Dieu, Pauvert fût poursuivi et condamné par la justice pénale pour "outrage aux bonnes moeurs".
Dans ce procès qui se déroula à Paris en 1956, André Breton écrivit aux juges pour leur expliquer d'une part que Sade était un moraliste. Était-ce un argument pertinent pour un juge ? D'autre part, il reprit l'argument selon lequel un auteur n'est pas responsable de ceux qui le lisent mal. Est-ce suffisant pour n'être pas responsable ? En troisième part, il insista sur le fait que Pauvert représentait la liberté d'expression. Cela ne suffit pas en première instance, même si le jugement de condamnation fût dans un second temps réformé en appel.
La littérature, qu'incarne aussi André Breton, peut-elle venir à la barre ?
Un procès, comme celui qui se déroula en 1956, aura-t-il lieu aujourd'hui ? Se déroulerait-il de la même façon ?
Enfin, ayons une pensée pour Jean-Jacques Pauvert, grand éditeur, pourchassé pour faire son métier, car il n'y a pas de littérature sans éditeur.
Jean-Jacques Pauvert était un très grand éditeur. Il vient de disparaître, le 27 septembre 2014.
Il fût le premier à publier en 1948 les oeuvres complètes de Sade sans coupure.
Cela le conduisit directement devant les tribunaux, en raison de certains passages de cette oeuvre, les précédents éditeurs ayant prudemment occulté ces pages décrivant des scènes certes fictives mais contraires aux bonnes moeurs. Cette "auto-censure" les avaient préservés.
Pauvert comparut donc devant le Tribunal correctionnel en 1956 pour répondre du délit d'"outrage aux bonnes moeurs". Il fût condamné, mais le jugement fût réformé par la Cour d'appel de Paris.
Pendant le procès, André Breton écrivit aux juges du Tribunal correctionnel de Paris en décembre 1956 pour prendre la défense de Jean-Jacques Pauvert. Il le fait en ces termes :
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Le marquis de Sade a pris soin de dire (et c’est une phrase bien souvent citée) : « Je ne parle qu’à des gens capables de m’entendre ; ceux-là seuls me liront sans danger. » Cette phrase, j’estime qu’on peut la prendre au pied de la lettre. Il ne parle, cela veut dire non seulement qu’il ne s’adresse qu’à - mais encore qu’il n’a chance d’émouvoir au point d’influencer leur façon de penser et d’agir, que des êtres qualifiés à quelque titre pour atteindre d’emblée le contenu latent de ce qu’il dit. On sait, car ils ont tous tenu à en témoigner, que c’est le cas de grands poètes tels que Lamartine, Pétrus Borel, Baudelaire, Swinburne, Lautréamont, Apollinaire ; d’écrivains qui ont le plus profondément fouillé l’âme humaine, tels que Stendhal, Nietzsche, Barbey d’Aurevilly. Il est significatif aussi que les exégètes de l’oeuvre de Sade (qui ne saurait être abstraite de sa vie) sont pour la plupart des hommes de science.
Des médecins, comme Eugen Düehren, comme Maurice Heine, y ont accordé une telle importance que ce sont eux qui ont pris l’initiative de publier ou republier ce qui en avait longtemps été perdu ou en était devenu introuvable. Les ouvrages qui, sous leur responsabilité, ont été mis ou remis ainsi en circulation sont bien souvent ceux dont le contenu manifeste, envisagé sous l’angle de la morale courante, provoquerait la plus grande réprobation.
Ils ont estimé, pour des raisons supérieures, qu’ils devaient passer outre, persuadés à juste titre que ce contenu manifeste, pour ceux qui s’en tiendraient à lui, serait de nature à provoquer la répulsion, non l’attraction, en tout cas - par ses excès mêmes - rebuterait les amateurs de publications licencieuses, qui sont légion. Le prétendu « poison » comporte donc, ici, son antidote :
Les charmes de l’horreur n’enivrent que les forts.
L’oeuvre de Sade se place ainsi dans sa vraie lumière, qui procède de celle de certains gnostiques, les Carpocratiens du second siècle de notre ère et, dans une moindre mesure, des Cathares, mais la prolonge loin devant nous. On peut, je crois, s’en tenir à l’opinion de Charles Henry, par la suite directeur du Laboratoire de physiologie des sensations à la Sorbonne. Dans sa brochure, La Vérité sur le marquis de Sade, publiée en 1887, Charles Henry cite l’épigraphe derrière laquelle s’est retranché Sade :
On n’est pas criminel pour faire la peinture Des bizarres penchants qu’inspire la nature.
Il la commente ainsi : « Des adeptes de l’expérience en morale ne pouvaient conclure autrement. » II y a donc déjà soixante-dix ans que, pour un esprit comme celui-ci, Sade prenait figure, non plus de monstre de subversion dont il faut s’ingénier à effacer toute trace, mais bien de moraliste dont la leçon ne doit, à aucun prix, être perdue.
Je sais - pour le connaître personnellement - que Jean-Jacques Pauvert, en éditant les ouvrages pour lesquels il est incriminé, n’a obéi à d’autre mobile que de vouloir se faire l’exécuteur de ce jugement porté, tant au dix-neuvième qu’au vingtième siècle, par des esprits très différemment orientés mais qui présentent en commun cette caractéristique d’être aussi éclairés qu’éclairants.J
Pour le centenaire de Madame Bovary et des Fleurs du Mal, je ne doute pas que le Tribunal voudra bien lui en tenir compte. La culture, comme la liberté, étant à mes yeux une et indivisible, je témoigne, en mon âme et conscience, que, comme aucun autre, Jean-Jacques Pauvert remplit aujourd’hui son rôle et contribue grandement au rayonnement intellectuel de ce pays, quand il réédite Sade comme quand il réédite Littré.
André Breton
pour Jean-Jacques Pauvert, avec affection
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