Aug. 10, 2021

Publications

🚧 The role of the judge in compliance law

by Marie-Anne Frison-Roche

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Référence complète : Frison-Roche, M.-A., Le rôle du juge dans le Droit de la Compliance,  document de travail, aout 2021.

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🎤 ce document de travail a été élaboré pour préparer quelques éléments de l'intervention d'ouverture dans le colloque Quels juges pour la Compliance? , se tenant à l'Université Paris-Dauphine le 23 septembre 2021 et pour constituer la base d'un 📝article :

📕 cet article sera publié dans sa version française dans l'ouvrage La juridictionnalisation de la Compliancedans la collection 📚Régulations & Compliance

 📘  dans sa version anglaise dans l'ouvrage Compliance Jurisdictionalisationdans  la collection 📚Compliance & Regulation

Pourquoi les juges ne seraient-ils pas présents dans le Droit de la Compliance, puisqu'ils sont partout ?

L'on se plaint certes de cette omniprésence, du fait d'un fonctionnement économique et social "américanisé", l'américanisation du Droit📎!footnote-2126 amenant avec elle ce personnage qui, comme aux Etats-Unis, devient donc en Europe continentale omniprésent. Puisqu'on dit si souvent que le Droit de la Compliance viendrait des Etats-Unis 📎!footnote-2127, ne voyant pas le pilier que la Compliance constitue pour la construction d'une Europe souveraine 📎!footnote-2133, que l'on affirme à l'envi que ses mécanismes constitueraient comme une "agression" des Etats-Unis, ce qui entraîne l'étude obsessionnelle du thème de l'extraterritorialité des lois américaines 📎!footnote-2144, lattes du bois d'un "cheval de Troie" par lequel les Américains  auraient conquis le monde par le Droit et ses beaux discours de vertu, dont le juge fait partie intégrante. Détestation et jalousie d'une puissance soupçonnée font bon ménage.

Dans cette perspective critique, le juge devrait être rejeté comme l'est tout ce qui est attaché au Droit de la Compliance. C'est la même image du "spectre" qui est alors utilisée 📎!footnote-2183. Mais si l'on retourne le gant, si l'on mesure à quel point le Droit de la Compliance sera profitable aux entreprises et aux citoyens, alors il devient tout aussi logique de faire également place au juge.

Cela s'impose d'autant plus que le Droit de la Compliance ne se limite ni au loi américaine Foreigh corrupt practices Act (FCPA) ni à la loi française dite Sapin 2, qui ne sont qu'un exemple du Droit de la Compliance. Celui-ci vise tout un ensemble de mécanismes qui mettent à la charge d'entreprises en position de le faire l'obligation de concrétiser des obligations que l'on aurait dit naguère de "service pubic", comme la protection des données ; ainsi l'activité de la CNIL se développe aujourd'hui essentiellement dans le Droit de la Compliance, comme la notion de "vigilance" va se déployer avant tout dans le Droit de l'environnement 📎!footnote-2173. Or, le droit de la protection des données, qu'elles soient à caractère personnel ou non, est né en Europe et non aux Etats-Unis, et s'il y a exportation, c'est de l'Europe vers les Etats-Unis qu'elle s'opère 📎!footnote-2132, conduisant à penser plus au juge européen qu'à un autre, lui qui posa en premier les obligations des entreprises, par exemple via le "droit à l'oubli" 📎!footnote-2134. De la même façon le Droit de l'environnement, dont sans doute la problématique climatique se distingue et avec elle la "justice climatique" 📎!footnote-2174, excède sans commune mesure la question dite des sanctions internationales. 

De cette vague de fond, de ce souffle que porte le Droit de la Compliance, l'office du juge ne peut qu'en être transformé. 

Certes, évoquer le rôle du juge dans le Droit de la Compliance paraît à la fois évident et incongru.

Rôle évident, parce que les décisions de justice font l'actualité en la matière. Et il faut même qu'il en soit ainsi puisqu'on observe que le Droit de la Compliance prend la forme technique du Droit pénal et que constitutionnellement le Droit pénal est indissociable du procès pénal et de l'intervention du juge pénal. Il y a donc un juge que l'on pourrait dire "inévitable" dans le Droit de la Compliance : c'est le juge pénal 📎!footnote-2128, puisque c'est tout à la fois un juge qui demeure, dont la puissance est encore accrue et dont l'office est transformé 📎!footnote-2175

Rôle incongru, parce que le Droit de la Compliance est un droit Ex Ante. Il est constitué pour faire en sorte que les comportements redoutés n'adviennent pas, par exemple la corruption, le blanchiment, la réalisation des risques systémiques (bancaire, financière, climatique, sanitaire, informationnel, politique), le harcèlement, etc. (qui sont des "buts monumentaux négatifs") et que les comportements désirés adviennent, par exemple la diffusion d'une information efficiente, l'égalité entre les femmes et les hommes, la protection de la nature, l'éducation des enfants exclus, etc. (qui sont des buts monumentaux positifs" 📎!footnote-2129). Cette nature Ex Ante et préventive (faire que cela n'advienne pas) ou prédictive (faire en sorte que cela advienne) a vocation donc à faire en sorte que le juge n'intervienne pas.

C'est l'une des raisons pour lesquelles le Droit de la Compliance accorde tant de pouvoirs aux opérateurs eux-mêmes, notamment au titre de la vigilance 📎!footnote-2130 ou de la lutte contre les discours de haine. C'est pourquoi le Droit de la Compliance opère mieux que toute autre branche du Droit une alliance directe entre les Autorités politiques ou publiques et les entreprises elles-mêmes 📎!footnote-2176.

Mais la première difficulté à laquelle l'on est confronté est celui de la définition : étonnamment cette difficulté n'apparaît pas tant dans le Droit de la Compliance, branche du droit dont on ne cesse pourtant de souligner la jeunesse et ses nombreuses incertitudes, mais plutôt dans le si ancien et respecté Droit processuel. En effet si l'on prend le juge au sens strict, c'est-à-dire les tribunaux, la première difficulté est de déterminer sa situation par rapport à d'autres intervenants qui dans le Droit de la Compliance agissent dans un office qui ressemble tant à celui qui est la marque estampillée du Juge, qu'il s'agisse des Autorités de régulation ou, désormais, des entreprises elles-mêmes. Les Juridictions sont donc obligées de fixer leur rôle par rapport non seulement par rapport aux Autorités administratives, ce qui leur est familier à travers le Droit de la Régulation ,que le Droit de la Compliance encore ici prolonge 📎!footnote-2131, mais encore par rapport à ce ce que font les entreprises, entraînées par le Droit de la Compliance à se comporter comme des juridictions 📎!footnote-2135.

Plus encore et par ailleurs, tous les magistrats ne sont pas des juges ; il ne faut pas passer sans précaution d'un terme à un autre. Or, s'il y a bien un magistrat qui est central dans la phase Ex Ante du Droit de la Compliance, il s'agit du procureur et non du juge. Plus encore, c'est pour mieux exclure l'intervention du juge que le procureur a désormais un rôle central : celui de bloquer avec l'accord de l'entreprise l'accès au juge, ce qui est singulier (I).

Par ailleurs, l'on recherche souvent le "juge idéal" pour telle ou telle branche du Droit.... Face à la pluralité des juges qui, juge civil, juge commercial, juge pénal, juge administratif, juge européen, juge étranger, voire arbitre, n'ont pas le même office, la même formation, la même psychologie, l'on finit généralement par proposer la création d'un tribunal unique qui connaîtrait de tous les recours formés à l'encontre de toutes les décisions prises par les diverses Autorités de régulation qui, par leur décision, pénètrent dans les entreprises. Sans caresser un tel rêve qui suppose cette page blanche qui n'existe jamais 📎!footnote-2136, en restant dans la réalité de la diversité des juges qui interviennent dans le Droit de la Compliance, juridictions et jurisprudences s'ancrant dans de nombreux secteurs, comment articuler les offices des uns et des autres (II) ?

Plutôt que de lister contentieux substantiel par contentieux substantiel (civil, pénal, administratif) et reprenant plutôt l'idée motulskienne d'une autonomie du processuel 📎!footnote-2177, dans cette articulation à faire, la première à opérer est celle entre le juge américain et les autres, puisque la tendance du "traduit-collé" semble forte mais peu justifiée. L'on lit trop la loi dite "Sapin 2" à travers le FCPA. Si l'on en reste au Droit continental, l'on en revient à la place centrale du juge pénal, modèle sans cesse décalqué, via la "matière pénale" et sans cesse dégradé par l'instrumentalisation qui est faite de la puissance répressive, l'articulation peut se faire selon la hiérarchie entre les juges ou bien, ce qui séduit dans les présentations qu'on en fait, le fameux "dialogue des juges", dont on mesure aujourd'hui, lorsque la notion de "souveraineté s'y mêle qu'il se développe davantage dans les discours que dans la pratique. Là encore c'est plutôt du côté du Parquet, à travers le Parquet européen qu'il faut tourner son regard. Plus encore une question d'avenir est celle de la place et du rôle dans le Droit de la Compliance entre les juges du fait et les juges du Droit. 

 

 

I. SITUER LE JUGE PAR RAPPORT AUX AUTRES ACTEURS DE TYPE JURIDICTIONNEL AFIN DE CERNER SON ROLE VIS-A-VIS D'EUX 

Préalable : Le Juge stricto sensu et les Juges lato sensu. Il est difficile de cerner ce pour quoi est fait un juge, sa fonction et son office. Mais cela est d'autant plus difficile que les systèmes juridiques ont à proprement parler joué sur les mots, puisque, comme le soulignèrent les arrêts du Conseil d'Etat, notamment l'arrêt Didier du 8 décembre 1999 à propos des Autorités de régulation lorsqu'elles exercent des fonctions juridictionnelles répressive 📎!footnote-2184s, il y a le "juge au sens français" et le "juge au sens européen"!footnote-2138. Cet arrêt reformule ainsi, avec cette réserve de forme,  le bouleversement précédemment déclenché par la Cour de cassation dans l'arrêt Oury de février 1999 📎!footnote-2185, qui emprunta à l'Europe des droits de l'homme sa définition du juge : le juge était antérieurement celui qui en porte le nom en décalque de la branche du Droit substantiel impliquée dans les cas qu'il connait : le Juge civil qualifié ainsi parce qu'il connait des cas de droit civil ; le Juge pénal qualifié ainsi parce qu'il connait des cas de droit pénal ; le Juge administratif qualifié ainsi parce qu'i connait des cas de droit administratif. Cette définition formelle tautologique impliquait autant de distinction dans les qualifications processuels qu'il y en a dans les qualifications substantielles. Elle  a été concurrencée, puis quasiment recouverte par une définition dite "européenne" du juge, qui a déconnecté les deux.

Comme Motulsky l'avait conçu, donnant autonomie aux qualifications processuelles par rapport aux qualifications substantielles, ce qui permet de donner une qualification unique à trois qualifications substantielles saisis dans trois contentieux, ou comme dans le cas étudié deux qualifications processuelles pour saisir trois contentieux : en effet dans le "sens européen",  n' existe plus que le juge répressif et le juge civil, le premier traitant de la matière pénale et le second de la matière civile. Le juge administratif devient alors tant un juge répressif, lorsqu'il frappe, ou un juge civil, lorsqu'il règle des différents par une décision ayant un effet sur les obligations ou la situation patrimoniale des intérêts. Ce n'est pas un rétrécissement, c'est au contraire un énorme élargissement.

En effet,  dans cette définition fonctionnelle , c'est l'activité qui fait le juge, ce qui produit un élargissement de la catégorie puisqu'il n'y a pas que les juges "estampillés" qui ont le pouvoir juridique de juger. Ce raisonnement est pleinement européen car de la même façon au sens européen est une entreprise une entité qui a une activité économique sur le marché  📎 !footnote-2137 . On oppose souvent les "deux Europes", celle de l'économie et celle des droits humains, mais cela est inexact car ce sont les mêmes méthodes, réalistes et concrètes, qui sont à l'oeuvre. 

Puisque l'alternative n'était plus qu'à deux branches (juge répressif / juge civil), de nombreuses entités furent aspirés dans la catégories, puisqu'il suffit désormais "au sens européen" de sanctionner ou de trancher des différents pour être traité comme un juge : en effet la jurisprudence, puis des lois pour être conformes à la jurisprudence, requalifièrent des entités en "juge" afin non pas tant de valider leur pouvoir de juger mais pour associer à celui-ci les contraintes procédurales, notamment les droits de la défenses de ceux qui en sont l'objet. L'on peut suivre le fil d'Ariane du Droit de la Régulation au Droit de la Compliance. En effet les Autorités de Régulation a été rapidement traitées par le Droit comme des Juges, en tant qu'elles sont presque toutes dotées d'un pouvoir de sanctions et qu'elles sont pour la plupart dotées d'un pouvoir de règlement des différents. Les juges stricto sensu ont continué à jouer leur rôle, soit comme contrôleur de ces juges lato sensu , soit comme régulateurs eux-mêmes 📎!footnote-2141. L'une des difficultés immédiatement apparue est qu'il n'est pas aisé lorsqu'un juge, qui est alors un juge du contrôle, de résister à la tentation de devenir à son tour régulateur, alors même que l'office de régulateur contrôlé peut être plus grand que celui de juger. Cette difficulté va se retrouver démultiplier en matière de Droit de la Compliance.

En effet, lorsque les ambitions du Droit de la Régulation ont été confiées aux entreprises elles-mêmes 📎!footnote-2139, les buts visés étant même accrus puisque la Compliance libère la Régulation du préalable du secteur 📎!footnote-2140, ce sont les entreprises elles-mêmes qui, soit de force parce que la loi en a disposé ainsi pour lutter efficacement contre la corruption, le blanchiment d'argent ou le discours de haine, soit de gré parce que l'entreprise elle-même a posé qu'il était de sa "responsabilité sociétale" ou partie de sa "raison d'être" de reprendre à son compte cet but des Autorités publiques " de lutter efficacement contre cela, ont sanctionné ou séparé des personnes en dispute, et pour cela ont rassemblé de l'information, c'est-à-dire instruit, bref sont devenues juge, lato sensu. 

Or, les entreprises si elles rentrent bien dans la définition fonctionnelle de ce qu'est un juge par la "fonction" qu'elles assurent désormais par le commandent qu'en donne le Droit de la Compliance ou par le devoir que leur dicte l'éthique des affaires, Compliance et éthique ayant de nombreux points de contact 📎!footnote-2142,  ne rentrent pas dans la définition formelle et tautologique du juge : autant une Autorité de Régulation, souvent dirigée par un magistrat, ressemble à une juridiction, autant une entreprise ne lui ressemble formellement pas. Plus encore, autant l'Autorité de Régulation visant à l'intérêt général n'est pas en dissonance par rapport à la fonction juridictionnelles, autant l'entreprise, qui vise encore à faire des profits, même si elle fait place à l'intérêt collectif, a plus de difficulté à embrasser le modèle juridictionnel. Le modèle de l'Oversight Board choisi par Facebook est d'ailleurs exemplaire de cela ; cet Oversight Board qui est d'ailleurs un organe dont la nature juridique, qui n'est ni de décision entre les parties, ni de contrôle de la décision prise, a plongé les commentaires dans les plus diverses conjectures 📎!footnote-2178

Il y a donc les juges stricto sensu et les juges lato sensu. Naguère l'enjeu était de sortir de la seule catégorie formelle qui n'acceptait de voir de "juge" que ceux dûment estampillés comme tel par le droit français ; aujourd'hui l'enjeu est inverse : la catégorie des juges est si vaste que c'est s'y noyer que de traiter du rôle du juge lato sensu , car il faudrait y mettre tous les personnages que l'on rencontre dans le Droit de la Compliance 📎!footnote-2143. Pour ne pas se perdre, il convient donc de prendre le juge dans son sens le plus strict. 

Pris par méthode au sens strict, dans le Droit de la Compliance le juge va s'articuler avec tous les juges lato sensu (A), tandis qu'il va exercer son office vis-à-vis du procureur, lequel est de plus en plus conduit par le Droit de la Compliance à se comporter comme un juge (B).

 

A. LE JUGE STRICTO SENSU FACE À TOUS LES JUGES LATO SENSU

Les fonctions juridictionnelles sont assurées de la même façon par les Autorités publiques en même de Compliance qu'elles le furent en matière de Régulation, ce qui permet de transposer les solutions longuement muries dans ce Droit-là pour les accueillir  dans le Droit de la Compliance (1). La situation est plus nouvelle lorsque ce sont des entreprises qui assurent des fonctions juridictionnelles car l'analogie est moins évidente et l'emprunt des solutions est moins légitime, aisé, adéquat. Peut-être faudrait-il alors inventer un nouveau rôle du juge dans ce cas de figure inédit, puisque le Droit de la Compliance ayant internalisé les pouvoirs de Régulation dans des entités en position de concrétiser les "Buts Monumentaux", il peut s'agir d'entreprises purement privées qui ne ressemblent plus à la figure juridictionnelle qui nous est familière (2).

 

1. Le juge au regard de toutes les autorités publiques se comportant désormais comme des juges

A l'égard des Autorités publiques, la désignation du juge compétent, la détermination de son office et sa façon de faire - c'est-à-dire les règles procédurales qui encadrent son action, ne différent guère du Droit de la Compliance par rapport au Droit de la Régulation. 

Tous les travaux autour du rapport entre le juge et les Autorités administratives de Régulation, s'appuyant sur textes et jurisprudences matures, sont transposables. 

 

2. Le juge au regard de toutes les entreprises se comportant désormais comme des juges

Mais lorsque c'est une entreprise purement privée qui punit ou qui tranche les différents, le cas de figure parait nouveau. De fait les juges ont exprimé à quel point ils estimaient avoir été comme dépossédés d'un pouvoir qui serait leur apanage et contesté cet sorte d'accaparement que constitue ce pouvoir de juger. 

Le Conseil constitutionnel par sa décision du 18 juin 2020 sur la loi dite "Loi Avia" 📎!footnote-2186 a posé que le pouvoir exercé par les plateformes sur ordre donné par cette loi votée n'était pas conforme à la Constitution dans la mesure où seul un juge peut ainsi exercer un pouvoir qui bride le principe constitutionnel à la liberté d'expression. Comme la doctrine a pu l'expliciter, c'est bien parce que la plateforme, pourtant sur ordre du Législateur, "escamote le rôle" 📎!footnote-2187 que le dispositif de Compliance a été déclaré anticonstitutionnel. 

Maintenant que des mesures de lutte contre la haine en ligne ont été insérées par la loi confortant le respect des principes de la République, le Conseil constitutionnel dans sa décision du 13 août 2021, loi promulguée le 24 août 2021, sans  que ce grief puisse être de nouveau formulé parce que les pouvoirs de sanctions n'ont pas été internalisés dans les entreprises afin de ne pas froisser la norme fondamentale.

Mais si l'on se tourne vers d'autres secteurs, plus fortement régulés que ne l'est l'espace numérique qui ne constitue pas un "secteur", et qui ne sont pas gouvernés par le principe constitutionnel de la liberté d'expression 📎!footnote-2188, des secteurs dont la maturité régulatoire est très forte comme le sont le secteur financier, l'on peut s'interroger sur le statut des entreprises de marché. En effet des entreprises de marché, comme le New-York Stock Exchange (NYSE) et comme Euronext ou le Nasdaq, y exercent des fonctions de régulateurs de second degré et à ce titre peuvent sanctionner eux-mêmes les sociétés émettrices, tandis que les Autorités publiques de premier degré les supervisent et les régulent. 

 

B. LE JUGE EN TITRE, FACE AU "NOUVEAU JUGE DE LA COMPLIANCE" : LE PROCUREUR

Même si la Cour européenne des droits de l'homme qualifie le ministère public d' "autorité juridictionnelle" et que le "Parquet européen a été identifié comme l'un des éléments majeurs des "prémices d'une "Autorité judiciaire de l'Union européenne" 📎!footnote-2179, elle ne confond pas l'autorité de poursuite et l'autorité de jugement et c'est notamment pourquoi elle exige pour la seconde une indépendance qu'elle ne requiert pas pour la première 📎!footnote-2189

Mais le Droit de la Compliance transforme l'autorité de poursuite en juge (1), notamment parce que le procureur peut juger des voies de traitement juridictionnels dans certains cas et obtient par les engagements le pouvoir d'infliger des amendes en apprécier la situation, ce qui est bien un acte de jugement (2), ce qui rend central l'acte de "validation" que celui qu'il faut donc désigner comme le "juge en titre" doit donner à cette Convention si singulière (3).

 

1. L'autorité de poursuite devenue "juge"

Ce n'est pas l'ampleur de la puissance qui singularise le juge par rapport au procureur. Souvent on présente leur distinction en disant que le "juge" décide, voire "toujours décide" 📎!footnote-2180, tandis que le procureur, qui serait simple partie au procès - même s'il  y tient le haut du plancher de la salle du tribunal, ne pourrait quant à lui que demander, toujours demander, au juge de lui accorder l'acte juridictionnel qu'il désire, comme le fait l'autre partie. Mais le procureur a tant de pouvoirs, non seulement de fait mais de droit, dont celui d'audiencement n'est pas le moindre.

Plus encore, le fameux "pouvoir d'opportunité des poursuites" lui permet de ne pas exercer son pouvoir de demander au juge quelque chose, s'il estime qu'il est plus judicieux de s'en abstenir. Cela ne serait pas "juger" : c'est simplement décider de ne pas agir, un jugement au sens non plus juridique mais au sens de l'entendement, une appréciation d'opportunité, elle-même inséré dans une politique pénale dont le procureur est un agent 📎!footnote-2194.  L'on a ainsi présenté la Convention judiciaire d'intérêt public comme pouvant n'être qu'une consécration de plus de ce pouvoir qu'a toute partie au procès de choisir de ne pas agir plutôt que d'agir. Ainsi le procureur qui a tant de pouvoir quand il agit 📎!footnote-2190, notamment en s'articulant avec l'action des autorités de régulation, a tout autant de pouvoir lorsqu'il choisit de ne pas agir. C'est une illustration particulière de la règle générale selon laquelle la première forme d'un pouvoir, d'un droit ou d'une liberté est la prérogative de n'être jamais contraint par autrui ou par une règle de l'exercer, le "Non" étant la première forme de l'indépendance, l'opportunité des poursuites étant la forme première de l'indépendance du Parquet.

Si séduisante que soit cette présentation, elle n'est pas exacte, et son adoption peut engendrer des erreurs de qualifications, notamment à propos de la Convention judiciaire d'intérêt public 📎!footnote-2181. En effet lorsque la loi du 21 juin 2016 sur les abus de marché, pour rendre le droit français conforme au principe non bis in idem tel que conçu par la décision du Conseil constitutionnel dans sa décision  du 18 mars 2015 📎!footnote-2182 confie au Procureur près la Cour d'appel de Paris le pouvoir de départager l'Autorité des marchés financier et le Procureur désireux d'entamer des poursuites pour des mêmes faits susceptibles d'être qualifiés d'abus et de manquements de marché, dans une procédure expressément contradictoire, l'article 2 de la loi insérant dans le Code monétaire et financier un nouvel article 465-3-6 📎!footnote-2191. La décision qui est alors prise est insusceptible de tout recours mais c'est bien un jugement qui est formulé par le procureur général qui après avoir écouté le procureur de la République et le représentant de l'AMF dans leur prétention respective décide de donner satisfaction à l'un ou à l'autre, ce qui correspond à l'office d'un juge. 

Or, ce qui distingue un procureur d'un juge, ce n'est pas le pouvoir mais bien que le procureur ne tranche pas tandis que le second tranche. Voilà donc que par cette modification le procureur tranche. Cela prend une toute autre ampleur à travers la Convention judiciaire d'intérêt public.

 

2. La transformation du pouvoir de poursuivre en pouvoir de jugement à travers le pouvoir d'engager les entreprises par convention 

En effet, ce pouvoir a été maintes fois décrit, mais l'on ne sait pas vraiment de quelle nature celui-ci relève. Si le fait a été bien décrit par le terme de deal  📎!footnote-2192, ce n'est qu'une description de fait, pas une qualification juridique. De la même façon, la description par la "justice négociée" ou la "contractualisation de la justice" sont exactes mais cela  n'est pas non plus une qualification juridique. 

Si l'on part du résultat obtenu en application des textes, il en résulte trois obligations possible pour l'entreprises : une "amende d'intérêt public", une indemnisation des victimes, un programme de mise en conformité. 

Ces trois éléments sont rassemblés dans une "convention", dont on sait que le "contrat" n'est qu'une sous-catégorie. Le contrat est régi par la rencontre des volontés et l'échange des consentements ; ici cela n'est pas un contrat, mais une "convention". La premier question que l'on peut se poser par exemple est de savoir ce qui se passe si la Convention dont l'effet est expressément d'éteindre l'action publique en France 📎!footnote-2193, comprend moins que ces trois points. La seconde question est de savoir si la Convention judiciaire d'intérêt public peut contenir plus que ces trois dimensions.

Dans un contrat dont les obligations sont le résultat de la volonté des parties, la réponse sera positive, dans une convention qui est régie par le Code pénal, et plus particulièrement les articles d'ordre public qui régissent l'action publique, la réponse sera négative.

Or, il semble qu'en pratique chacun considère la CJIP comme une sorte de contrat ne répondant qu'à la règle de l'accord des parties, mais c'est bien l'article 41-1-2 du Code de procédure pénale qui l'organise et non les parties.

Il est important de relire les exigences de cet article 41-1-2, dont ni la personne morale ni le procureur ne peuvent, même les deux en sont d'accord, s'affranchir :

I.  – Tant que l'action publique n'a pas été mise en mouvement, le procureur de la République peut proposer à une personne morale mise en cause pour un ou plusieurs délits prévus aux articles 433-1,433-2,435-3,435-4,435-9,435-10,445-1,445-1-1,445-2 et 445-2-1, à l'avant-dernier alinéa de l'article 434-9 et au deuxième alinéa de l'article 434-9-1 du code pénal et leur blanchiment, pour les délits prévus aux articles 1741 et 1743 du code général des impôts et leur blanchiment, ainsi que pour des infractions connexes, de conclure une convention judiciaire d'intérêt public imposant une ou plusieurs des obligations suivantes :

1° Verser une amende d'intérêt public au Trésor public. Le montant de cette amende est fixé de manière proportionnée aux avantages tirés des manquements constatés, dans la limite de 30 % du chiffre d'affaires moyen annuel calculé sur les trois derniers chiffres d'affaires annuels connus à la date du constat de ces manquements. Son versement peut être échelonné, selon un échéancier fixé par le procureur de la République, sur une période qui ne peut être supérieure à un an et qui est précisée par la convention ;

2° Se soumettre, pour une durée maximale de trois ans et sous le contrôle de l'Agence française anticorruption, à un programme de mise en conformité destiné à s'assurer de l'existence et de la mise en œuvre en son sein des mesures et procédures énumérées au II de l'article 131-39-2 du code pénal.

Les frais occasionnés par le recours par l'Agence française anticorruption à des experts ou à des personnes ou autorités qualifiées, pour l'assister dans la réalisation d'analyses juridiques, financières, fiscales et comptables nécessaires à sa mission de contrôle sont supportés par la personne morale mise en cause, dans la limite d'un plafond fixé par la convention.

Lorsque la victime est identifiée, et sauf si la personne morale mise en cause justifie de la réparation de son préjudice, la convention prévoit également le montant et les modalités de la réparation des dommages causés par l'infraction dans un délai qui ne peut être supérieur à un an.

La victime est informée de la décision du procureur de la République de proposer la conclusion d'une convention judiciaire d'intérêt public à la personne morale mise en cause. Elle transmet au procureur de la République tout élément permettant d'établir la réalité et l'étendue de son préjudice.

Les représentants légaux de la personne morale mise en cause demeurent responsables en tant que personnes physiques. Ils sont informés, dès la proposition du procureur de la République, qu'ils peuvent se faire assister d'un avocat avant de donner leur accord à la proposition de convention.

II. – Lorsque la personne morale mise en cause donne son accord à la proposition de convention, le procureur de la République saisit par requête le président du tribunal judiciaire aux fins de validation. La proposition de convention est jointe à la requête. La requête contient un exposé précis des faits ainsi que la qualification juridique susceptible de leur être appliquée. Le procureur de la République informe de cette saisine la personne morale mise en cause et, le cas échéant, la victime.

Le président du tribunal procède à l'audition, en audience publique, de la personne morale mise en cause et de la victime assistées, le cas échéant, de leur avocat. A l'issue de cette audition, le président du tribunal prend la décision de valider ou non la proposition de convention, en vérifiant le bien-fondé du recours à cette procédure, la régularité de son déroulement, la conformité du montant de l'amende aux limites prévues au 1° du I du présent article et la proportionnalité des mesures prévues aux avantages tirés des manquements. La décision du président du tribunal, qui est notifiée à la personne morale mise en cause et, le cas échéant, à la victime, n'est pas susceptible de recours.

Si le président du tribunal rend une ordonnance de validation, la personne morale mise en cause dispose, à compter du jour de la validation, d'un délai de dix jours pour exercer son droit de rétractation. La rétractation est notifiée au procureur de la République par lettre recommandée avec demande d'avis de réception. Si la personne morale mise en cause n'exerce pas ce droit de rétractation, les obligations que la convention comporte sont mises à exécution. Dans le cas contraire, la proposition devient caduque.

L'ordonnance de validation n'emporte pas déclaration de culpabilité et n'a ni la nature ni les effets d'un jugement de condamnation.

La convention judiciaire d'intérêt public n'est pas inscrite au bulletin n° 1 du casier judiciaire. Elle fait l'objet d'un communiqué de presse du procureur de la République.

L'ordonnance de validation, le montant de l'amende d'intérêt public et la convention sont publiés sur les sites internet des ministères de la justice et du budget.

La victime peut, au vu de l'ordonnance de validation, demander le recouvrement des dommages et intérêts que la personne morale s'est engagée à lui verser suivant la procédure d'injonction de payer, conformément aux règles prévues par le code de procédure civile.

III. – Si le président du tribunal ne valide pas la proposition de convention, si la personne morale mise en cause décide d'exercer son droit de rétractation ou si, dans le délai prévu par la convention, la personne morale mise en cause ne justifie pas de l'exécution intégrale des obligations prévues, le procureur de la République met en mouvement l'action publique, sauf élément nouveau. Si la convention a été conclue dans le cadre d'une information judiciaire, le dernier alinéa de l'article 180-2 est applicable. En cas de poursuites et de condamnation, il est tenu compte, s'il y a lieu, de l'exécution partielle des obligations prévues par la convention.

Si le président du tribunal ne valide pas la proposition de convention ou si la personne morale exerce son droit de rétractation, le procureur de la République ne peut faire état devant la juridiction d'instruction ou de jugement des déclarations faites ou des documents remis par la personne morale au cours de la procédure prévue au présent article.

A peine de nullité, le procureur de la République notifie à la personne morale mise en cause l'interruption de l'exécution de la convention lorsque cette personne ne justifie pas de l'exécution intégrale des obligations prévues. Cette décision prend effet immédiatement. Le cas échéant, elle entraîne de plein droit la restitution de l'amende d'intérêt public versée au Trésor public prévue au 1° du I. Elle n'entraîne cependant pas la restitution des éventuels frais supportés par la personne morale et occasionnés par le recours par l'Agence française anticorruption à des experts ou à des personnes ou autorités qualifiées pour l'assister dans la réalisation d'analyses juridiques, financières, fiscales et comptables nécessaires à sa mission de contrôle.

IV. – La prescription de l'action publique est suspendue durant l'exécution de la convention.

L'exécution des obligations prévues par la convention éteint l'action publique. Elle ne fait cependant pas échec au droit des personnes ayant subi un préjudice du fait des manquements constatés, sauf l'Etat, de poursuivre la réparation de leur préjudice devant la juridiction civile.

Le président du tribunal judiciaire peut désigner, aux fins de validation de la convention judiciaire d'intérêt public, tout juge du tribunal.

 

Cela est d'autant plus important que, sur ordre de cet article du Code de procédure pénale, cette Convention vise expressément des tiers : les victimes. Or, les victimes sont des personnes essentielles dans les Outils du Droit de la Compliance 📎!footnote-2198e, dès l'instant que le "But Monumental" de ce Droit peut être conçu comme la protection des personnes 📎!footnote-2199, la protection des systèmes n'étant elle-même qu'une protection médiate pour atteindre effectivement la protection des êtres humains. 

Or, pour l'instant les victimes sont comme "occultées" 📎!footnote-2200 dans le mécanisme de la CJIP, alors qu'elles sont expressément visées par le Code de procédure pénale comme bénéficiaires de la Convention. Il est vrai que dès l'instant qu'elles n'y sont pas parties,  leur intérêt, particulier ou collectif, doit être porté par ceux qui négocient, soit le ministère public, en raison des points de contact entre intérêt collectif et intérêt général, soit l'entreprise, en raison des points de contact entre intérêt collectif et intérêt social 📎!footnote-2201, ou stratégie d'image ou anticipation de possibles contentieux civils ultérieurs. Mais le fait que les lignes directrices communes au Parquet national financier et à l'Agence français anticorruption de 2019 ne leur font guère place.

C'est donc le Procureur qui juge du caractère proportionné de l'amende mais également de l'indemnisation de personnes qui sont exclues de la procédure. N'est-ce pas un acte de jugement ? Comme on l'a remarqué, "in fine, la CJIP aboutit à ce paradoxe que l'indemnisation de la victime soit fixée à l'issue d'une négociation à laquelle elle n'aura pas participé, et par le biais d'une convention qu'elle n'aura pas approuvée, à travers une forme de stipulation pour autrui" 📎!footnote-2203.

Mais c'est tabler ici sur une nature contractuelle qui n'est pas si acquise : en effet il ressort à la fois de la circulaire d'application du texte 📎!footnote-2204 que des lignes directrices du PNF et de l'AFA que le parquet est bien chargé des intérêts de la victime, que pourtant il ne va convier directement à la négociation en raison de la confidentialité du processus... L'on note donc que c'est bien le parquet qui dirige et organise les négociations et que l'entreprise n'a pas la possibilité de convier les victimes. Celles-ci doivent donc avant tout compter sur le contrôle du juge "en titre".

Mais la notion d' "ordonnance de validation" semble l'exclure....

 

3. Le contrôle du juge en titre sur ce nouveau pouvoir d'engagement : l'ordonnance de "validation"

Les commentaires du dispositif qualifient le plus souvent le dispositif juridictionnel d' "ordonnance d'homologation", mais le texte prend soin de la qualifier d' "ordonnance de validation" 📎!footnote-2195

Cela est un renvoi implicite au mécanisme de "composition pénale" qui précisément rappelle, comme l'explique le site du ministère de l'Economie et des Finances que  : "la proposition de composition pénale est validée automatiquement sans l'intervention du juge", ce qui justifie la non-inscription malgré le paiement des faits pourtant reconnue au casier judiciaire.

Mais le mélange des genres s'est ici accru  jusqu'à produire cette sorte de contradiction puisque c'est précisément au juge judiciaire qu'il est demandé de prononcer une ordonnance de validation....

Cela ressemble tout de même fort à une ordonnance d'homologation, avec la part de contrôle que ce mécanisme de juridiction gracieuse implique. Si l'on suppose donc que le juge judiciaire devant lequel, à lire les CJIP disponible sur les sites, se déroule une audience, cela suppose un contrôle. 

La première question processuelle à se poser est celle de la dimension "contradictoire" d'une telle procédure de "validation". En effet, puisqu'il s'agit de donner pleine efficacité à un acte, l'on peut rattacher cela à de la juridiction gracieuse, et le caractère unilatéral d'un tel acte portant sur un acte rend plus difficile le caractère contradictoire de la procédure préalable, mais la doctrine souligne généralement que le "contradicteur légitime" est alors le ministère public qui intervient, même en matière civile, par exemple dans les adoptions d'enfant, uniquement pour apporter d'une façon désintéressée et impartial la contradiction à celui qui vient demander au juge 📎!footnote-2196.

Mais ici cela ne fonctionne pas car précisément le procureur est partie à la Convention. Or, le Code de procédure pénale lui demande de ne pas s'abandonner à la seule rencontre de la volonté des parties. C'est au Ministère public de veiller au caractère proportionnalité de l'amende public, cette proportion adéquate se mesurant aux profits retirés grâce aux manquements constatés. Cette exigence étant posée par la loi, c'est porter atteinte au principe de la légalité des délits et des peines que de ne pas y veiller. Mais si le procureur et l'entreprise sont d'accord, qui au cours de l'audience va les contredire ?

C'est donc au seul "juge en titre" de veiller au respect de la Loi par ces deux parties à cette Convention que tous semblent assimiler trop rapidement à un contrat. Prenons un exemple. Lorsque le Procureur national financier signe avec la banque Morgan Stanley le 26 août 2021 une Convention judiciaire d'intérêt public, le calcul de l'amende est fait non pas par rapport aux profits retiré par la banque partie à la Convention mais par rapport aux profits retirés par les clients de la banque. Il n'est pas certain que le principe de légalité des délits et des peines n'en soit pas affecté.

Certes, il suffit alors de dire que l'amende d'intérêt public n'est pas une peine, ce qui la soustrairait au principe de la légalité des délits et des peines. C'est par exemple ce qu'affirme Martine Gally en ces termes :  "l'amende d'intérêt public - même si elle n'est pas entièrement dénuée d'effets afflictif - n'est pas une peine en tant qu'elle ne vise pas à réprouver mais principalement à récupérer les avantages ou profits tirés des comportements illicites" 📎!footnote-2197. Certes initialement l'instrument avait pour nom la "Convention de compensation d'intérêt public", mais précisément la terminologie a été changée et c'est bien au nom de "la participation de la victime au procès pénal" que la Convention doit inclut la victime, le Conseil d'Etat considère bien que cette convention si elle clôt le procès pénal en est l'avant-dernier acte, avant le prononcé de l'ordonnance de validation, elle fait bien partie du "procès pénal" lui-même 📎!footnote-2202.

Si l'on considère que ces "amendes d'intérêt public" ne sont pas des punitions mais des compensations, refus de qualification que pourraient ne pas suivre les juridictions européennes qui raisonnent à partir de la "matière pénale" dans laquelle nous semblons pourtant être pleinement, l'on se demande alors où nous sommes.... L'on peut décrire l'évolution du Droit en disant avec la CJIP, l'on est dans les deux, à la fois dans du répressif (puisqu'on est dans le procès pénal) et dans du civil (puisqu'on est dans une convention), la le mécanisme relevant donc de "l'hydride" 📎!footnote-2209, il demeure que techniquement il faut déterminer une qualification juridique car le régime juridique n'est pas le même, notamment au regard des droits de la défense, dans leur intensité et les bénéficiaires, notamment les victimes. 

Ainsi si nous sommes en "matière civile", car il faut être soit dans l'une soit dans l'autre, et pour suivre exactement les propos cités, si l'Etat "récupère les avantages ou profits", viser les profits des clients revient  à faire endosser à la banque une charge financière pour des profits réalisés par autrui. Que dans le cas particulier cette banque ait eu des intérêts à le faire, certainement puisque l'ordonnance de "validation" raconte que les représentants de la banque ont indiqué à l'audience qu'ils n'avaient aucune observation à formuler, tandis que le ministère public a indiqué que le principe de proportionnalité était respecté. Que tout le monde était d'accord, cela est manifeste. Mais ce n'est pas la loi du contrat qui s'applique, c'est le Code de procédure pénale et personne dans le débat, qui n'est donc pas contradictoire puisque ceux qui sont devant le juge sont "d'accord", n'est là pour confronter la Convention à la Loi, c'est donc l'office du "juge en titre" de le faire.

Il doit le faire quand bien même l'ordonnance est qualifiée de "validation" et non pas d' "homologation" ; il doit le faire que nous sommes en matière pénale ou en matière civile, car nous sommes nécessaire dans une matière. 

Certes, les textes précisent bien que la victime est associée à cette phase de "validation", mais il est remarqué qu'elle lui est difficile de contester le montant d'une indemnisation dont elle ne connait pas les éléments d'appréciation et qu'elle ne peut pas remettre en cause 📎!footnote-2205. C'est pourquoi il a été expressément proposé que le juge du contrôle statue ensuite sur un contentieux indemnitaire, puisque des droits de la victime, il n'a jamais été vraiment question dans le cadre de la CJIP 📎!footnote-2206. Sauf à imposer une négociation à trois dans la CJIP, ce qui montrera alors qu'il ne s'agit vraiment d'un contrat dominé par la rencontre de la volonté de deux parties.

 

Mais même lorsqu'on cesse de confronter l'office des juges avec ceux qui n'en sont pas mais qui pourtant tranchent et sanctionnent, qu'on les regardent entre eux déployer leur office en matière de compliance, cela n'est pas non plus en place car les différents juges ont différents offices.

 

 

II. LES DIFFERENTS OFFICES DES DIFFERENTS JUGES DANS LE DROIT DE LA COMPLIANCE

Il a souvent été dit, sous forme d'un reproche, que le Droit de la Compliance n'était qu'une sorte de "traduit-collé" du Droit américain vers le Droit européen, que c'était une grave erreur car l'on ne greffe pas ainsi un juge américain dans les systèmes continentaux. Sans ouvrir la question en général, se demandant par exemple si le juge britannique ressemble vraiment au juge américain, etc., en restant dans le seul contour du Droit de la Compliance, ce "traduit-collé" tant reproché, notamment parce que le juge américain, avec sa puissance, aurait fait irruption, n'est pas exact. Il n'est pas utile de critiquer à si forte voix ce qui n'existe pas vraiment (A). Mais l'office des juges est différent et comment faire si l'on estime que le juge pénal doit avoir le mot qui porte le plus, si l'on considère encore qu'il garde les valeurs fondamentales ? (B). Ou peut-être n'est-ce pas par les offices qu'il faut prendre la question et trouver ce qui les rassemble et les distingue et cette opposition maintenant décriée entre le fait et le droit, depuis que le Doyen Marty en montra il y a longtemps les limites 📎!footnote-2207, pourrait être utile car dans quelle mesure le juge des faits et surtout le juge du Droit peuvent-ils et doivent-ils se mêler du Droit de la Compliance ? (C).

 

A. L'INADÉQUATION D'UNE CONCEPTION DE L'OFFICE DU JUGE DE LA COMPLIANCE À PARTIR DE L'IMAGE D'UN  "TRADUIT-COLLÉ"

L'on affirme si souvent que le Droit de la Compliance vient des Etats-Unis et qu'il est donc construit sur son modèle juridictionnel 📎!footnote-2208, mais le Droit de la Compliance ne se réduit en rien à la loi dite "Sapin 2", qui d'ailleurs est en train d'évoluer en liberté.

1. L'impossible, inopportune et inexacte importation en bloc du juge américain

Penser que l'office du juge français ou européen (assimiler les deux est déjà délicat) est un collage de l'office du juge américain est déjà incertain même si on limite son propos à la seule perspective de la loi dite "Sapin 2". En effet, même si celle-ci est une "réaction" à la portée du FCPA, pourquoi ne jamais relever que cette loi porte dans son appellation de tous les jours un numéro : le numéro 2 ?

Si l'on veut bien regarder ce que l'on pourrait appeler la "loi Sapin 1", avec laquelle on peut tout de même penser que la "loi Sapin 2" entretien une certaine continuité, elle porte déjà sur la corruption. C'est donc un second indice de continuité entre les deux textes de droit français, qui brise cette image en permanence d'une importation en bloc d'un système totalement étranger. En effet la loi dite "Loi Sapin", car on l'appelait déjà comme cela avant que des numéros ne viennent égrener les dénominations, plus précisément la Loi n° 93-122 du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques, vise déjà à prévenir la corruption par le moyen de la transparence.

Il est vrai que passant du numéro 1 au numéro 2 la configuration changea beaucoup, mais c'est bien le même juge qui de 1993 à 2016 est toujours en charge de prévenir la corruption. En 1993, le Législateur visait plutôt à rendre plus efficace la lutte contre le favoritisme, dans l'extension pénale de la prohibition des ententes, tandis qu'en 2016 il utilisa le dispositif pour lutter contre les pratiques corruptives plus internationales, les agents publics étant davantage des agents publics étrangers, mais la continuité est assez nette. Ainsi cette présentation comme quoi le Droit américain est arrivé sur le désert du Droit français au juge endormi n'est pas exact. 

Quand bien même, tant que cela n'est pas le juge américain qui peut venir sur place pour agir ou qui peut décider sur son sol tandis que ces décisions pourraient avoir une portée extraterritoriale, les débats se déplaçant alors - comme on l'a vu - sur la portée extraterritoriale des décisions et sur l'équivalence de garanties apportées sur le juge étranger dans les procédures et les juges dont la portée atteint ainsi les citoyens d'une zone autre 📎!footnote-2210, dès l'instant que c'est un juge européen ou un juge français qui mettra en oeuvre le système, il statuera au terme de principes procéduraux qui lui sont propres et selon un "sentiment de justice" 📎!footnote-2211 qui lui est propre. 

Plus encore la seconde loi Sapin n'est qu'une illustration du Droit de la Compliance, qui n'est en rien limité à celle-ci. Dans le présent et surtout à l'avenir, le Droit de la Compliance porte sur la détection et la prévention des catastrophes, dont les êtres humains doivent être préservés 📎!footnote-2212.

C'est à ce titre qu'il faut concevoir l'office du juge. Lorsqu'on lit les diverses décisions de justice, l'on perçoit que l'office du juge britannique ou américain, en ce qu'il est moins "systématique" et félicité pour l'être moins, est sans doute moins adéquat : en effet, parce que l'objet du Droit de la Compliance, Droit Ex Ante qui a l'ambition de prévenir des catastrophe ou de faire advenir une société meilleure et plus juste 📎!footnote-2213, appelle un juge qui lui-même porte une sorte d'ambition de système 📎!footnote-2214

C'est encore plus vrai si on cesse d'être en défense, face à ce qui serait une Amérique pensée comme agressive, et qu'on pense le Droit de la Compliance comme un élément essentiel de la construction de l'Europe souveraine.

 

2. L'office du juge en fonction des Buts spécifiques puis commun d'une Europe souveraine

Bien que pensée différemment à l'origine, l'Europe a été dominée pendant des décennies par l'idéal de concurrence, impliquant que tout ce qui allait dans son sens n'avait pas à se justifier et tout ce qui y dérogeait ne pouvait perdurer qu'en se justifier. 

Il en a résulté notamment une vision très étroite de la Compliance, comme outil d'effectivité des règles, notamment des règles de concurrence, la force Ex Ante des mécanismes de Compliance, notamment les plans et les programmes venant accroître l'effectivité du principe de concurrence 📎!footnote-2215. Cela n'est pas inexact mais c'est réduire le Droit de la compliance à n'être qu'une procédure d'efficacité (se placer en Ex Ante plutôt qu'en Ex Post), alors même que ces Buts sont d'une toute autre ampleur que sont poursuivis par le Droit de la Concurrence 📎!footnote-2216, même si celle-ci peut avoir une vision élargie du bien-être du consommateur 📎!footnote-2217

Le Droit économique étant un Droit qui se définit par ses buts qui contiennent la normativité juridique à l'aune de laquelle s'ajustent les divers instruments juridiques, le Droit de la Compliance n'a pas pour but neutre, et d'ailleurs alors dangereux comme on peut le voir en Droit chinois, de rendre effectives, efficaces et efficients les règles, mais de viser des Buts qui lui sont propres et ne sont pas le bon fonctionnement des marchés concurrentiels ou la satisfaction des consommateurs : il s'agit de Buts monumentauxdont l'Europe souveraine est un élément essentiel. 

Les juges de l'Union européenne doivent intégrer cela, à travers notamment la notion de souveraineté. Mais même au sein d'un même système juridique les juges "en titre" ne sont pas tous semblables. Comment articuler au regard de buts forcément communs, comme l'exige par exemple la "justice climatique" qui repose notamment sur des responsabilités Ex Ante et Ex Post supervisées et/ou implémentées par le juge, le juge pénal, le juge civil et le juge administratif ? 

 

B. LA POSSIBLE HIÉRARCHIE DES JUGES VERSUS L'IDÉAL DIALOGUE DES JUGES

Car le Droit de la Compliance par sa magnitude impliquée par l'ampleur de ses Buts Monumentaux entraîne la difficulté technique corrélative : tous les juges s'en saisissent .... C'est le tribunal de commerce qui est saisi d'une action intentée par une association partie prenante contre un groupe au titre de ce qui serait la violation de son obligation de vigilance ; c'est le juge administratif qui rend une ordonnance pour interpréter avec audace la hiérarchie des normes au regard de la conception française de la protection des données de santé ; c'est le juge commercial qui tranche le conflit sur la dose de transparence due par un gest

1. L'imbroglio de la hiérarchie des juges dans le Droit de la Compliance et la tentation du "dialogue des juges"

sss

2. La technique procédurale possible de "l'avis déterminant

sss

C. JUGES DES FAITS ET JUGES DU DROIT 

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1. La part des Juges des faits et des Juges du Droit

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2. Cerner l'office des Juges du Droit dans le Droit de la Compliance

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_____

1

Sur ce vaste mouvement, v. L'américanisation du droit, Archives de Philosophie du Droit, ....

2

Alors que le Droit de la Compliance a plutôt été perçu par les Européens à travers l'acceptation par de la BNP en 2014 d'une amende transactionnelle (v. Frison-Roche, M.-A., Le Droit de la Compliance, 2016), ce qui n'est pas pareil, le Droit de la Compliance remontant aux années 30, en réaction à la crise de 1929 et s'appliquant avant tout aux acteurs bancaires et financiers américains : Frison-Roche, M.-A., Compliance : hier, aujourd'hui et demain, 2018. 

4

Comme l'a plutôt souligné Matthias Audit, cela a été un facteur "d'accélération" : Audit, M., Les lois extraterritoriales américaines comme facteur d'accélération de la compliancein Borga N., Marin, J.-Cl. et Roda, J.Cl., Compliance : l'entreprise, le régulateur et le juge, 2018.

5

Pour une analyse critique de la société américaine, comme "société contentieuse", v. Cadiet, L., Le spectre de la société contentieuse, in 

7

Voire sous forme caricaturale, vers la Chine. V. Frison-Roche, M.-A., sur "l'anti-RGPD"....

8

Sur la non-pertinence du "traduit-collé" en matière d'office du juge, v. infra. 

9

Dans ce sens, Huglo, Ch., ...., in Frison-Roche, M.-A. (dir.), Les Buts Monumentaux de la Compliance, 2022. 

10

Sur la question de savoir si cela ne va pas lui donner une place dominante vis-à-vis des autres juges, v. infra. 

12

Sur ces "buts monumentaux" qui définissent le Droit de la Compliance, v. M.-A. Frison-Roche (dir.), Les Buts Monumentaux de la Compliance, 2022.

13

S. Merabet, L'obligation de vigilance : être juge sans juger, 2022. 

14

Dans ce sens, Frison-Roche, M.-A., Le Droit de la Compliance : outils stratégique pour une Europe souveraine, 2021. 

15

Sur le fait que le Droit de la Compliance est le prolongement du Droit de la Régulation, ce qui ramène le Droit de la Compliance dans la tradition du Droit continental et éloigne de la présentation courante comme quoi la Compliance aurait été inventé récemment comme une bombe atomique par des américains hostiles, v. Frison-Roche, M.-A., Du Droit de la Régulation au Droit de la Compliance, 2017 ; Le Droit de la Compliance, au-delà des secteurs, 2020. 

16

V. Le premier titre consacré à "L'entreprise instituée Juge et Procureur d'elle-même" dans l'ouvrage La juridictionnalisation de la Compliance. 

17

Puisqu'elle n'exista pas même pour le Code civil (Carbonnier, J. Le Code civil), elle existe encore moins dans une branche du Droit correspondant à ce qui est parfois décrit à travers la notion de "narrativité", flot de discours, entraîné dans le courant du droit souple, dans lequel les lois ne sont que quelques rochers parmi ce flot. 

18

Car l'on ne fît jamais mieux que le cours donné à l'Université de Nanterre, intitulé "Droit processuel", vocable alors inconnu, alors que la matière n'existait pas, que seule paraissait pertinente la comparaison entre les procédures. Ce cours a été polycopié dans sa dernière version de 1973.  Motulsky pensait même que le "droit naturel" pouvait être pris en considération, par exemple dans le droit de soumettre à un juge une prétention afin que celui-ci, par l'usage du Droit objectif, concrétise pour la personne son "droit subjectif", ainsi concrètement engendré par le juge (Le droit naturel dans la pratique jurisprudentielle : le respect des droits de la défense en procédure civile, 1961 ; Le droit subjectif et l'action en justice, 1964), selon la conception générale du Droit qu'il présenta en 1948 (Principes de réalisation méthodique du Droit). Il en sera pareillement sur le Droit de la Compliance qui sortira de ses différents îlots, Droit de la compliance concurrentielle, Droit de la compliance sociale, Droit de la compliance fiscale, Droit de la compliance pénale, etc., pour dégager sa nature même : la protection des êtres humains. V. Frison-Roche, M.-A., Les droits subjectifs, outils premiers et natures du Droit de la Compliancein Frison-Roche, M.-A. (dir.), Les outils de la Compliance2021 ; Ancrer les Buts Monumentaux au coeur des systèmesin Frison-Roche, M.A. (dir.), Les Buts Monumentaux de la Compliance, 2022. 

19

V. not. Frison-Roche, M.-A., Le droit à un tribunal impartial, 2012. 

20

Voir la double référence ainsi faite au "juge au sens français" et au "juge au sens européen" opéré dans l'arrêt Didier du Conseil d'Etat du 8 décembre 1999, ....

22

De la même façon qu'en Droit de la Concurrence, c'est l'activité sur le marché qui fait l'entreprise. Cela neutralisa pareillement les entreprises publiques (v. Frison-Roche, M.-A. et Roda, J.-Ch., Droit de la concurrence, 2021, n°000. 

23

V. notamment en matière financière, Frison-Roche, M.-A., Une politique de sanction peut-elle exister dans la régulation financière et être commune au Régulateur et au Juge ? in Frison-Roche, M.-A. et Magendie, Politique de sanction et régulation des marchés financiers1999, pp.445-448.

24

Sur cette internalisation de la Régulation dans les entreprises par la Compliance, v. Frison-Roche, M.-A., Le Droit de la Compliance, 2016 ; Le Droit face à la Mondialisation, 2017. 

25

Frison-Roche, M.-A., La Régulation au-delà du secteur, 2020. 

26

V. par ex. Canto, M., ...., in Frison-Roche, M.-A. (dir.), Pour une Europe de la Compliance, 2019 ; Duchatelle, B., ..., 2021. 

27

V. par ex. Heymann, J., ..., 

28

Sur ces "personnages", v. Frison-Roche, M.-A., ..., in Borga, N., Marin, J.-Cl. et Roda, J.-Ch., ..., 2018.

30

Dans ce sens, Jean-Sébastien Mariez et Laura Godfrin, in "Censure le la "loi Avia par le Conseil constitutionnel : un fil rouge pour le Législateur français et européen" (2020) explicitent ainsi la décision : "Concernant en premier lieu le dispositif de blocage en une heure des contenus notifiés par l’administration, les Sages relèvent que (i) la détermination du caractère illicite des contenus en cause ne repose pas sur leur caractère « manifeste » et est soumise à la seule appréciation de l’administration, (ii) l’engagement d’un recours contre la demande de retrait n’est pas suspensif, (iii) le délai d’une heure laissé à la plateforme pour retirer le contenu notifié ne lui permet pas d’obtenir une décision du juge avant d’être contraint de s’exécuter, (iv) en cas de non-retrait, la plateforme s’expose de surcroît à une peine d’emprisonnement d’un an et d’une amende de 250 000 € (§ 7). À ce titre, la saisine des sénateurs mettait déjà en exergue le fait que le dispositif prévu par la loi Avia « remettrait en cause l’équilibre qui avait permis au Conseil constitutionnel de conclure à la constitutionnalité du régime de blocage administratif des sites ». La contribution extérieure déposée par l’organisation professionnelle Tech In France soutenait le même argument puisqu’elle rappelait la décision n° 2011-625 DC du 10 mars 2011 concernant la LOPSSI 2 dans laquelle le Conseil avait validé un dispositif de blocage administratif en soulignant très justement que ce dispositif permettait un recours effectif devant un juge, y compris en urgence ; ce recours effectif est évidemment mis à mal par la loi Avia dans la mesure où le délai d’une heure rend illusoire la saisine d’un juge, et ce pour des raisons pratiques évidentes.

Concernant en second lieu l’obligation de retrait en vingt-quatre heures des contenus notifiés par les internautes, le Conseil observe tout d’abord l’absence d’intervention a priori du juge dans le dispositif qui repose de manière exclusive sur la capacité de la plateforme à analyser tous les contenus signalés, aussi nombreux soient-ils. À ce titre, le Conseil insiste sur le champ très large des qualifications entrant dans le champ du dispositif et, partant, la complexité du travail de qualification des contenus dont certains appellent nécessairement une contextualisation des propos signalés, travail rendu difficile par le délai particulièrement bref laissé aux plateformes pour s’exécuter. Là encore, les contributions extérieures, notamment celle de Tech In France, soulignaient que le rôle du juge judiciaire était une nouvelle fois annihilé, le délai de vingt-quatre heures ne permettant pas la saisine d’un juge en temps utile, même en référé, et ce malgré la difficulté pour les plateformes de qualifier les contenus signalés.

Enfin, les Sages relèvent le risque d’automaticité de la sanction dans la mesure où le dispositif ne prévoit aucune cause d’exonération de responsabilité, tenant par exemple à une multiplicité de signalements dans un même temps, alors qu’en parallèle, chaque défaut de retrait est susceptible d’entraîner le prononcé d’une sanction au montant non négligeable (§ 14 à 18).

Le verdict est donc clair : ce dispositif, qui, selon le Conseil constitutionnel, ne peut « qu’inciter les opérateurs de plateforme en ligne à retirer les contenus qui leur sont signalés, qu’ils soient ou non manifestement illicites », constitue une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression. Par effet domino, c’est l’ensemble du dispositif qui tombe, y compris la mission de contrôle qui devait être confiée au Conseil supérieur de l’audiovisuel. ".

31

Lequel par l'importance du droit fondamental à la liberté d'expression ne peut pas être soumise aux mêmes règles de régulation et de la compliance que d'autres zones d'activité économique. V. dans ce sens, De Backer, N., Le principe de proportionnalité à l'épreuve de la liberté d'expression numérique, 2019. 

32

Christodoulou,H., Le parquet européen : prémices d'une autorité judiciaire de l'Union européenne, préf. Lamy, B. de, 2021. 

33

C'est pourquoi Hélène Christodoulou, dans sa thèse sur Le parquet européen, précises d'une autorité judiciaire de l'Union européenne (2021) conclut celle-ci par des propositions (p.411-413) qui posent que le parquet européen ne saurait bénéficier des mêmes garanties "intrinsèques" d'indépendance et d'impartialité que celles qui sont attachées à celles qui sont attachées à l'autorité juridictionnelle et que la perspective est donc de leur attacher des garanties "extrinsèques" (1ière proposition). Comme les procureurs européennes délégués sont aussi en charge d'instruction, l'auteur propose d'insérer des juges en titre pour contrôler durant la phase préliminaire l'enquête menée par le parquet européen (8ième proposition) et d'une façon plus générale mettre en place un contrôle juridictionnel effectif dès le stade de l'enquête (12ième proposition). Elle en conclut qu'il faut créer une "Cour pénale de l'Union européenne" (15ième proposition). 

34

Drai, P., Pour un juge qui toujours décide, ....

35

L'article 39-2 du Code de procédure pénale dispose ainsi : "Dans le cadre de ses attributions en matière d'alternative aux poursuites, de mise en mouvement et d'exercice de l'action publique, de direction de la police judiciaire, de contrôle d'identité et d'exécution des peines, le procureur de la République veille à la prévention des infractions à la loi pénale.

A cette fin, il anime et coordonne dans le ressort du tribunal judiciaire la politique de prévention de la délinquance dans sa composante judiciaire, conformément aux orientations nationales de cette politique déterminées par l'Etat, telles que précisées par le procureur général en application de l'article 35.

Il est également consulté par le représentant de l'Etat dans le département avant que ce dernier n'arrête le plan de prévention de la délinquance.

36

Sur ce pouvoir d'action, v. not. Houlette, E., L'action du parquet national financierin Salomon, R. (dir.), Le contentieux boursier : entre répression pénal et sanction administrative , 2017.

37

V. infra. 

38

V. not. Frison-Roche, M.-A., La conformité ...

39

Art. L. 465-3-6. - I. - Le procureur de la République financier ne peut mettre en mouvement l'action publique pour l'application des peines prévues à la présente section lorsque l'Autorité des marchés financiers a procédé à la notification des griefs pour les mêmes faits et à l'égard de la même personne en application de l'article L. 621-15.
« L'Autorité des marchés financiers ne peut procéder à la notification des griefs à une personne à l'encontre de laquelle l'action publique a été mise en mouvement pour les mêmes faits par le procureur de la République financier pour l'application des peines prévues à la présente section.
« II. - Avant toute mise en mouvement de l'action publique pour l'application des peines prévues à la présente section, le procureur de la République financier informe de son intention l'Autorité des marchés financiers. Celle-ci dispose d'un délai de deux mois pour lui faire connaître son intention de procéder à la notification des griefs à la même personne pour les mêmes faits.
« Si l'Autorité des marchés financiers ne fait pas connaître, dans le délai imparti, son intention de procéder à la notification des griefs ou si elle fait connaître qu'elle ne souhaite pas y procéder, le procureur de la République financier peut mettre en mouvement l'action publique.
« Si l'Autorité des marchés financiers fait connaître son intention de procéder à la notification des griefs, le procureur de la République financier dispose d'un délai de quinze jours pour confirmer son intention de mettre en mouvement l'action publique et saisir le procureur général près la cour d'appel de Paris. A défaut, l'Autorité des marchés financiers peut procéder à la notification des griefs.
« III. - Avant toute notification des griefs pour des faits susceptibles de constituer un des délits mentionnés à la présente section, l'Autorité des marchés financiers informe de son intention le procureur de la République financier. Celui-ci dispose d'un délai de deux mois pour lui faire connaître son intention de mettre en mouvement l'action publique pour les mêmes faits et à l'encontre de la même personne.
« Si le procureur de la République financier ne fait pas connaître, dans le délai imparti, son intention de mettre en mouvement l'action publique ou s'il fait connaître qu'il ne souhaite pas y procéder, l'Autorité des marchés financiers peut procéder à la notification des griefs.
« Si le procureur de la République financier fait connaître son intention de mettre en mouvement l'action publique, l'Autorité des marchés financiers dispose d'un délai de quinze jours pour confirmer son intention de procéder à la notification des griefs et saisir le procureur général près la cour d'appel de Paris. A défaut, le procureur de la République financier peut mettre en mouvement l'action publique.
« IV. - Saisi en application des II ou III du présent article, le procureur général près la cour d'appel de Paris dispose d'un délai de deux mois à compter de sa saisine pour autoriser ou non le procureur de la République financier à mettre en mouvement l'action publique, après avoir mis en mesure le procureur de la République financier et l'Autorité des marchés financiers de présenter leurs observations. Si le procureur de la République financier n'est pas autorisé, dans le délai imparti, à mettre en mouvement l'action publique, l'Autorité des marchés financiers peut procéder à la notification des griefs.
« V. - Dans le cadre des procédures prévues aux II et III, toute décision par laquelle l'Autorité des marchés financiers renonce à procéder à la notification des griefs et toute décision par laquelle le procureur de la République financier renonce à mettre en mouvement l'action publique est définitive et n'est pas susceptible de recours. Elle est versée au dossier de la procédure. L'absence de réponse de l'Autorité des marchés financiers et du procureur de la République financier dans les délais prévus aux mêmes II et III est définitive et n'est pas susceptible de recours.
« La décision du procureur général près la cour d'appel de Paris prévue au IV est définitive et n'est pas susceptible de recours. Elle est versée au dossier de la procédure.
« VI. - Les procédures prévues aux II, III et IV du présent article suspendent la prescription de l'action publique et de l'action de l'Autorité des marchés financiers pour les faits auxquels elles se rapportent.

40

Garapon, A. et Servan-Schreiber, P., Les deals de justice, 2013.

41

Sur l'attachement ou non de Non bis in idem  à la Convention judiciaire d'intérêt public, ... ; et sur ce qui serait d'une part d'Autorité de chose jugée et d'autre part la Force de chose jugée attachées à la Convention judiciaire d'intérêt public ....

42

Frison-Roche, M.-A., Les droits subjectifs, outils premiers et naturels du Droit de la Compliancein Frison-Roche, M.-A., (dir.),Les outils de la Compliance, 2021. 

44

Selon l'expression de Bruno Quentin et François Voiron in La victime dans la procédure de CJIP : entre strapontin et siège éjectable ?, 2021..

45

Sur cette vaste question au regard du Droit de la Compliance, v. Le Fur, A.-V., ..., in Frison-Roche, M.A. (dir.), Les Buts Monumentaux de la Compliance, 2022. 

47

Circulaire de janvier 2018. 

48

Pour ne prendre qu'un exemple, Dufourq, P., Réflexions autour de la convention judiciaire d'intérêt public, 2017. 

49

Dans ce sens, Frison-Roche, M.-A. Généralités sur le principe de contradictoire. Perspective de droit processuel, 1988, éd. 2014.  

52

Vergès, E., La procédure pénale hybride, 2017. 

53

Ainsi, Quentin, B. et Voiron, F.,  La victime dans la procédure de CJIP : entre strapontin et siège éjectable ?, 2021, soulignent qu'aussi peu armées les victimes peuvent soit ne rien dire et ne pas même venir ("politique de la chaise vide"), soit demander à la non-validation de la Convention ("politique de la terre brûlée"), puisqu'elles ne peuvent pas négocier....

54

Association des professionnels du contentieux économique et financier (APCEF), La réparation du préjudice économique et financier par les juridictions pénales, 2019.

55

Marty, G., La distinction du fait et du droit. Essai sur le pouvoir de contrôle de la Cour de cassation sur les juges du fait, 1929.  

56

V. supra. 

57

Ce qui est la question à propos des données et de leur possible ou non transfert de données vers les pays-tiers, notamment les Etats-Unis. 

58

Sur cette notion, et son caractère admissible, notamment en Droit économique, v. Frison-Roche, M.-A., Le juge et le sentiment de justice, in ...

59

V. dans cette perspective, Frison-Roche, M.-A., L'aventure du Droit de la Compliance, 2021 ; Les Buts Monumentaux de la Compliance, 2022. 

60

Dans ce sens, La Garanderie, D. de, ...., in Frison-Roche, M.-A. (dir.), Les Buts Monumentaux de la Compliance, 2022. 

61

V. Frison-Roche, M.-A., L'office du juge et les causes systémiques, 2022. 

62

Frison-Roche, M.-A., Programme de conformité (compliance), in Dictionnaire du Droit de la concurrence. 

63

Frison-Roche, M.-A., Concurrence et Compliance, 2018.

64

Frison-Roche, M.-A., Buts du Droit de la Concurrence et Buts du Droit de la Compliance, 2022. 

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