Le Président François Hollande a indiqué fin août 2014 qu'il allait recourir aux Ordonnances pour élaborer une législation en faveur de la croissance. Cela incite à revenir sur la dimension politique de ce mécanisme des ordonnances.
La Constitution a deux fonctions majeures : organiser les rapports entre les Institutions de la Républiques et fonder les libertés et droits fondamentaux.
A ce premier titre, l'article 34 vise les matières réservées au Parlement tandis que l'article 37 se réfère aux domaines laissés au pouvoir réglementaire.
La technique des ordonnances brouille cette répartition à première vue simple. Elle la trouble et, depuis 1958, elle déplace la frontière entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif au profit de celui-ci.
Cela s'est opéré en droit, puisque l'interprétation des textes par le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel est favorable au pouvoir exécutif, qualifiant les ordonnances d'acte de nature réglementaire.
Cela s'est également opéré en fait. Et cela dès le début. En effet, c'est par une Ordonnance de 1959 que la méthode d'élaboration de la Loi de Finance a été posée. Ainsi, c'est le Gouvernement qui a conçu la façon dont le consentement à l'impôt est donné par le Parlement. Cela perdura jusqu'à l'adoption de la LOLF en 2001.
Plus encore, en 1986, le Président François Mitterrand refusa de signer les ordonnances élaborées par le Gouvernement dont Monsieur Jacques Chirac était Premier Ministre. En avait-il le droit ?
On ne peut apprécier les mécanismes juridiques que si d'une part l'on prend en considération la façon dont les juges les déploient à travers la jurisprudence et si d'autre part l'on considère les pratiques.
Le principe de la primauté du pouvoir exécutif en France, qui justifie que l'on classe généralement le système politique français parmi les "systèmes parlementaristes", vient principalement de l'article 34 de la Constitution.
En effet, la Constitution de 1958 a posé que le Parlement, qui exprime par le biais de la représentation nationale, la volonté du Peuple, doit avoir la primauté dans l'élaboration des normes. La France est un système "légicentré". Le pouvoir réglementaire que détient l'Exécutif n'est actif que pour appliquer les lois (décrets d'application des lois) ou concernant des matières moins importantes (article 37) que celles attribuées à titre exclusif au Législateur.
Mais est-ce si vrai ?
Est-ce vrai en droit et en fait ?
En droit, on peut en douter lorsqu'on observe que non seulement les lois adoptées par le Parlement français sont issues de projets de loi élaborés par le Gouvernement, mais encore lorsque l'on constate et l'usage que celui-ci fait de la technique des ordonnances et l'accueil très favorable que de droit la jurisprudence en a opéré et que de fait la politique en a admis.
I. L'usage par le Gouvernement des Ordonnances dans des matières essentielles
Pour mesurer l'importance d'un phénomène, il ne convient pas de compter le nombre d'ordonnances, mais les sujets sur lesquels elles ont porté. Il en suffit d'une sur une question essentielle pour que la frontière entre Législatif et Exécutif se déplace. On peut considérer qu'il y a trois étapes dans l'usage des ordonnances, l'époque fondatrice en 1945, dans laquelle l'union nationale pose les bases d'un système politique en train de se remettre de la Guerre (1), l'Ordonnance de 1959 qui pose la méthodologie de la Loi de Finances, laquelle est une intrusion dans le domaine central du Parlement (2) et l'époque actuelle dans laquelle il s'agit plutôt de gérer l'ordre du jour surchargé (3), la question du droit des obligations restant ouverte.
1. Les Ordonnances de 1945
Tout d'abord, les ordonnances ont une "place historique" très particulière, qui leur ont donné leur lettre de noblesse : 1945.
En effet, dans l'urgence de l'immédiat après-guerre, sous l'impulsion conjuguée du Général de Gaulle et de la Gauche, dans un mouvement d'union nationale, le "Conseil National de la Résistance" élabora des réformes essentielles, qui prirent la forme d'ordonnances.
On peut prendre l'exemple de l'Ordonnance de 1945 sur le droit pénal des mineurs, qui établit un système radicalement nouveau, en posant que le mineur délinquant doit être aidé davantage que sanctionné.
Plus encore, c'est une Ordonnance de 1945 qui a construit tout le système français de la sécurité sociale. Or, la "protection sociale" est une branche du droit dans laquelle le droit du travail s'insère si l'on veut bien définir celui-ci non pas comme le droit du marché du travail mais comme le droit qui protège les travailleurs et s'insère à ce titre dans le droit plus vaste, plus politique et fondateur de la "protection sociale".
En cela, les 5 Ordonnances de 1995, dites "Ordonnances Juppé", qui ont repensé le système de la sécurité sociale, en s'adossant au système des finances publiques, en affirmant l'existence d'un service universel ouvrant à chacun l'accès aux prestations de base, est une réminiscence de ces grandes ordonnances de 1945, ordonnances politiques, ordonnances d'urgence politique et sociale. C'est d'ailleurs à propos des Ordonnances Juppé que le Conseil d'État a élaboré sa doctrine juridique concernant la nature juridique des ordonnances.
2. L'Ordonnance de 1959 sur le processus d'adoption de la Loi de Finances
La Loi de Finances est une loi particulière. Elle fixe le budget de l'État. Elle est l'apanage du Parlement et il est exclu que l'Exécutif puisse émettre une Loi de Finances par ordonnance.
Cette règle constitutionnelle a un fondement très fort : par la Loi de Finances, le Peuple consent à l'impôt. Or, le consentement à l'impôt est l'expression du contrat social lui-même. Ainsi, seul le Parlement, du fait de la représentation nationale, peut adopter une Loi de Finances, car seul il peut exprimer ce consentement politique fondamental du Peuple à l'impôt.
Mais si l'article 34 pose que seul le Parlement peut adopter la Loi de Finances, il ne précise pas que seul le Parlement peut fixer la façon dont la Loi de Finances est adoptée.
C'est ainsi que dès le début de la Constitution de 1958, c'est une Ordonnance de 1959 qui organisa toute la procédure propre aux lois de finances. Or, par là-même, cette Ordonnance organisa les relations entre l’Exécutif et le Parlement, puisqu'elle fixa la façon dont le texte est élaboré. Ainsi, dès le départ et au coeur même des matières réservées au Parlement, l'Exécutif a fait irruption, en scindant habilement l'objet de la loi (qui restait du ressort insécable de la loi) et la méthode (qui fût scindée par la technique de l'ordonnance).
En 2001, le ministre Alain Lambert et le député président de la Commission des Finances de l'Assemblée Nationale, Didier Migaud, le premier de droite et le second de gauche, élaborent une loi : la LOLF. La LOLF, loi fondamentale, se substitua à l'Ordonnance de 1959 pour poser les méthodes d'élaboration des lois de finances.
L'on considéra qu'en 2001, lettres de noblesse avaient été redonnées au Parlement dans un rééquilibre des pouvoirs entre l'Exécutif et le Législatif.
3. L'utilisation actuelle de la technique des ordonnances, mode de décongestion de l'ordre du jour parlementaire
Nous subissons ce que le Doyen Carbonnier appela dans un article fameux "l'inflation législative". Cela se traduit par des centaines de textes que le Parlement vote chaque année. Plus encore, l'on ne cesse de modifier des lois que le Parlement venait d'adopter, la loi étant modifiée par une nouvelle, alors même que les décrets d'application de la précédente n'ont pas encore été adoptés.
Face à cette avalanche et à l'encombrement de l'ordre du jour, l'ordonnance est une solution pragmatique.
En effet, l'ordre du jour est un enjeu politique de premier plan. Le pouvoir exécutif, via la Conférence des présidents, y joue un rôle important, mais avec la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008, la possibilité pour le Parlement d'inscrire des PPL a encore plus encombré l'agenda législatif.
C'est pourquoi l'ordonnance est devenue un outil pour arriver à sortir des textes, alors que l'outil législatif est bloqué, parce qu'englouti par sa propre boulimie.
En effet, à lire les textes, une fois que la loi d'habilitation a été obtenue, l'on pourrait croire que le pouvoir exécutif est encore "tenu" par le pouvoir législatif, à travers la loi de ratification. Mais le texte n'oblige le Gouvernement qu'à "déposer l'ordonnance" devant le Parlement pour l'obtenir, mais d'obtenir cette ratification.
Or, dans la mesure où l'Ordonnance est publiée au Journal Officiel dès son adoption, le Conseil d'État ayant admis de lui reconnaître dès ce stade une portée normative, il faut mais il suffit que l'ordonnance soit déposée au Parlement, il n'est pas nécessaire de fait qu'elle soit ratifiée. Pour que la question se pose, il faudrait que le projet de loi de ratification soit inscrit à l'ordre du jour. Or, cet ordre du jour est de fait et de droit maîtrisé par le Gouvernement, lequel se garde de l'inscrire, puisque par la publication au Journal Officiel, l'ordonnance est déjà efficace.
C'est pourquoi la plupart des ordonnances ne sont pas ratifiées par le Parlement, ont une valeur contraignante et sont sous le seul contrôle du Conseil d'État.
4. L'épisode du droit des obligations
Tous les gouvernements, de droite comme de gauche, ont donc recours aux ordonnances. Ils le font aussi parce qu'ils considèrent, à juste titre ou non, que la matière sur laquelle porte le texte est très technique, que les services des ministères la maîtrisent et que les parlementaires sont dépassés.
Cela explique que ce soit avant tout en matière économique que les ordonnances sont utilisés.
Il y a donc un certain hubris de la part du Gouvernement, qui pense mieux "savoir" que le Parlement, dans une République devenue de plus en plus expertale.
C'est peut-être vrai, mais les parlementaires n'apprécient pas ce mépris sous-jacent au recours devenu courant aux ordonnances.
C'est pourquoi lorsque le Gouvernement a décidé en 2014 de recourir à la technique des ordonnances pour réformer le droit des obligations dans le Code civil, le Parlement refusa de voter la loi d'habilitation, estimant que seul le Parlement était légitime à tenir la plume dans le coeur du droit : le contrat et la responsabilité.
Les milieux économiques s'en sont émus car eux-mêmes sont désireux de disposer aujourd'hui d'un droit des obligations plus moderne et veulent disposer d'un texte clair et relativement concis. Or, ils craignent que les parlementaires ne soient dépassés par la technicité du sujet et produisent un texte mal rédigé et énorme.
La question demeure ouverte.
II. Le choc politique provoqué par les ordonnances et son traitement juridique
La technique des ordonnances provoqua par ailleurs une crise politique majeure lors de la cohabitation de 1986, François Mitterrand étant Président de la République et le Gouvernement issu de l'opposition ayant comme Premier Ministre Monsieur Jacques Chirac.
C'était la première cohabitation de la Vième République.
Or, les ordonnances pour être efficaces, avant tout dépôt au Parlement dans l'hypothétique perspective d'une loi d'habilitation, doivent être publiées au Journal Officiel.
La Constitution prévoit que la promulgation des textes est la prérogative du Président de la République.
Or, François Mitterrand refusa de signer les ordonnances élaborées par le Gouvernement.
Il affirma que puisque la Constitution lui donnait le pouvoir de signer les textes afin qu'ils soient publiés au Journal Officiel, elle lui donnait implicitement le pouvoir de ne pas les signer, ce qu'il décidait de faire.
Ce fût une discussion très vive, et politique et juridique.
En effet, l'on n'avait pas songé à cela. L'on pensait que cet acte de signature était une "compétence liée", c'était à dire que le Président de la République ne disposait pas de pouvoir d'appréciation, encore moins de pouvoir discrétionnaire, et que s'il avait le "pouvoir de signer", il n'avait pas en revanche le " pouvoir de ne pas signer".
Le Premier Ministre envisagea de présenter la démission du Gouvernement et d'ouvrir une crise politique majeure. Mais il céda et le Président de la République obtint le pouvoir de faire plier le Gouvernement.
On mesure ici, en premier lieu, que le pouvoir de prendre des ordonnances peut engendrer un équilibre entre le Président de la République et le Gouvernement, et non pas seulement entre l'Exécutif et le Législatif.
On observe, en second lieu, l'ingéniosité de l'exégèse juridique (et chacun sait l'esprit très fin de ce Président) : quand un texte constitutionnel donne à un organe le pouvoir de faire, donne-t-il implicitement le pouvoir de ne pas faire ?
C'est une question d'interprétation.
Cela montre qu'en droit, l'interprétation donne le pouvoir.
Cela montre aussi que le droit, c'est de la politique.
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