March 18, 2014

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Working paper

Competition as adjacent objective in energy regulation

by Marie-Anne Frison-Roche

Ce working paper est la base d'une contribution parue ultérieurement dans un numéro spécial de la Revue Concurrences.

Le fil conducteur est que la concurrence n'est pas le principe d'organisation du secteur énergétique, dont le secteur électrique dont partie. Par principe, il s'agit d'un secteur régulé.

Si la concurrence peut y trouver sa place, car elle n'est pas pour autant exclue, c'est d'une façon "adjacente".

En effet, parce que la concurrence produit de l'émulation, de l'innovation, de la réduction des coûts, elle est bienvenue lorsque rien ne s'y oppose. Plus encore, lorsque ces effets convergent vers les buts servis par la régulation, elle est doublement bienvenue.

Mais elle ne saurait être le principe du secteur de l'énergie, et cela d'une façon définitive car c'est d'une façon structurelle que ce secteur a par principe régulé.

 

Ce working paper est la base d'une contribution parue ultérieurement dans un numéro spécial de la Revue Concurrences.
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Il est difficile de porter une appréciation sur une évolution juridique. On peut le faire selon des critères intrinsèques, c’est-à-dire des critères purement juridiques. Ainsi, on approuvera une évolution qui mène vers un droit simple, car il vaut mieux un droit simple qu’un droit compliqué. De la même façon, l’on approuvera un droit dans lequel les décrets sont légaux et les contrats conformes aux lois et aux bonnes mœurs, la hiérarchie des normes étant respectée.

Ainsi, dans une appréciation « autoréférentielle » du droit de l’énergie, l’état du droit peut être approuvé ou critiqué suivant ces qualités intrinsèques de simplicité, de cohérence, de conformité des normes inférieures aux normes juridiques supérieures, la sécurité juridique se dégageant de l’ensemble.

Mais le droit économique est plus archaïque que cette conception moderne du droit, en ce qu’il appréhende le droit comme un simple outil, utilisé pour sa capacité à produire le résultat recherché. La Commission européenne la première adopte cette conception très triviale du droit, l’appréhendant comme un ensemble de mécanismes utiles et efficaces, une toolbox dans laquelle l’on va puiser pêle-mêle, avec force ou souplesse (soft Law), pour obtenir l’effet recherché.

Et pourquoi pas ? Le droit est depuis toujours un « art pratique » et le vouloir « utile » n’est pas le dénaturer.

Mais dès lors qu’on le conçoit ainsi, avec « pragmatisme » comme on se plaît à le souligner, les exigences se déplacent. En effet, à un droit exigeant quant à la légitimité des sources qui l’édictent, par exemple un Législateur, se substitue un droit sourcilleux sur la détermination précise des fins recherchées et surtout sur la satisfaction des buts ainsi posés.

Ainsi, le droit économique est « téléologique », c’est-à-dire construit sur les finalités, finalités dans lesquelles réside sa normativité. La construction du droit s’induit de cette affirmation. En effet, le droit, simple instrument, est modelé par l’objet sur lequel il porte. Les branches du droit, naguère massives, droit public - droit privé / droit civil - droit des affaires, etc., s’évaporent en autant de petits rameaux : autant qu’il y a d’objets concrets.

Ainsi, au gaz va correspondre le « droit du gaz », à l’électricité le « droit de l’électricité », etc. Le caractère pragmatique et concret du droit économique implique cette pulvérisation du système juridique, qui perd sa puissance d’abstraction. Le « droit de l’énergie » pose cette prégnance de l’objet qu’est « l’énergie » à travers les règles juridiques qui l’organisent. Il développe une spécificité qui l’éloigne de ces branches abstraites et classiques que sont le droit civil, le droit administratif, etc.

Mais ce droit de l’énergie étant un « droit économique », il se développe lui-même par rapport à des finalités. Ce n’est que par rapport au but servi par ce droit de l’énergie que l’on peut mesurer « à quoi sert » le droit de la concurrence lorsqu’il s’applique dans ce secteur. La question même, la façon dont celle-ci est posée, postule le caractère instrumental du droit de l’énergie, mode d’analyse que le droit classique n’aurait sans doute pas utilisé.

Si l’on admet bien volontiers ce « pragmatisme téléologique » du droit de la concurrence, on ne peut qu’être circonspect sur l’efficacité du « projet concurrentiel » lorsque le droit de la concurrence s’applique au secteur de l’énergie (I). On est plus convaincu lorsque sous le droit de la concurrence, c’est la perspective de régulation qui transparaît, car la part de la concurrence y devient beaucoup plus modeste (II).

 
 
I.                    LA CONCURRENCE, UN OBJECTIF DIFFICILE A SATISFAIRE DANS LE SECTEUR DE L’ÉNERGIE
 

La concurrence est une notion juridique, en ce qu’elle n’existe pas à l’état spontané, mais par le seul « jeu de l’échange » pour reprendre le titre de l’ouvrage de Fernand Braudel, jeu construit par le droit, qui transforme l’agressivité compétitive entre les opérateurs en jeu de système concurrentiel.

En cela, la concurrence est bien un projet que le droit met en place et fait garder par les Autorités de concurrence qui utilisent de multiples outils, par exemples les sanctions, les remèdes, etc.

La puissance, mais aussi la faiblesse du droit de la concurrence, tient dans l’unicité de son but : la concurrence est la rencontre de l’offre et de la demande, sans obstacle entre les deux, s’appuyant sur des principes de liberté, celle de circulation (des biens, des personnes et des capitaux), celle d’entreprendre et celle des prix. Le libre fonctionnement du marché concurrentiel est garanti par l’absence de barrière à l’entrée, un nouvel entrant venant détruire les rentes, même celles emmagasinées par les opérateurs historiques.

C’est pourquoi le secteur de l’énergie a connu en Europe le choc des textes de libéralisation car c’est le droit qui a anéanti le pouvoir juridique des opérateurs publics de se constituer en monopole. Ainsi, la directive européenne du 19 décembre 1996 pour l’électricité et celle du 22 juin 1998 pour le gaz ont eu pour fin l’établissement de la concurrence.

Dans ce schéma concurrentiel, l’attractivité des rentes devenues disponibles en raison de la mise en jeu des monopoles de droit aurait dû suffire pour attirer les nouveaux entrants. En outre, l’unicité du droit de la concurrence qui, lorsqu’il s’allie à un phénomène de libéralisation, n’établit qu’une régulation transitoire, a pour fin tautologique la mise en place d’un marché concurrentiel mature, aurait dû servir de guide unique, nécessaire et suffisant.

Mais cela ne fût guère le cas, et dans aucun des pays européens.

En effet, alors même que les textes européens posaient sans ambiguïté le caractère tautologique du droit de la concurrence en matière d’énergie, les mécanismes juridiques ne servant qu’à implanter la concurrence, à inciter à l’apparition d’offreurs et à faire apparaître une « vérité des prix », en provoquant de fait une baisse de la puissance de marché des opérateurs historiques publics, les opérateurs publics demeurèrent très dominants.

Pourtant, pour ne prendre que l’exemple de la France, la Commission de Régulation de l’Energie (CRE) stigmatisa par un avis du 29 septembre 2011 le Gouvernement qui, en gelant les tarifs de gaz, anéantissait toute incitation pour un nouvel entrant de venir concurrencer les opérateurs en place, et faire enfin que la concurrence décrétée se concrétise. Le Conseil d’Etat lui a prêté main forte en condamnant ce tour de passe-passe consistant à pratiquer des augmentations de tarifs à 0%, le Conseil d’Etat posant par son arrêt du 10 juillet 2012, SA GDF Suez, que le Gouvernement ne pouvant ainsi contrarier le principe européen d’établissement de la liberté de libre concurrence.

En effet, la concurrence sert à permettre aux opérateurs talentueux de proposer de nouveaux services à des consommateurs informés. Le Conseil d’Etat veut respecter la volonté européenne d’attirer ces offreurs-là.

Mais le secteur de l’énergie, dont l’on présente trop souvent l’aventure juridique de la libéralisation comme étant calquée sur celle du secteur des télécommunications, ne présente pas ces éléments-moteurs. Parce que le secteur de l’énergie est techniquement « mature » et que le consommateur final reste très attaché à l’opérateur national, la dynamique concurrentielle n’a guère de prise. L’on a beau insister sur les smart grid et autres « compteurs intelligents », on ne peut comparer cela à l’explosion technologique des téléphones ou à celle d’Internet.

Faut-il être contrarié par ce qui serait un « échec » du droit, puisqu’il apparaît que le sens du droit de la concurrence est d’instaurer la concurrence, but affiché par les textes, les régulateurs et le juge, alors que cela n’advint pas pleinement dans les faits ?

Non, car le secteur de l’énergie ne se prête que d’une façon collatérale au droit de la concurrence. On pourrait même dire que le secteur de l’énergie est avant tout régulé et que c’est d’une façon adjacente que le droit de la concurrence vient s’appliquer, lorsqu’il peut se glisser dans les interstices de la régulation énergétique, ou lorsqu’il concourt à celle-ci.
 

 
II.                  LA CONCURRENCE, UN OBJECTIF ADJACENT DANS LE DROIT DE L’ENERGIE
 

Tout d’abord, le « droit de l’énergie » est certes une façon de renvoyer à un corpus de règles, de principes et de décisions, corpus certes concret mais qui recouvre par un seul vocable, « l’énergie » des techniques très diverses.

En effet, l’«énergie » est elle-même un concept et non pas un objet. Les objets naturels sont bien plutôt le gaz, le pétrole, le charbon, le vent, l’eau, etc. Ainsi, c’est par un travail d’abstraction, de qualification et de classification que l’on rassemble ces objets réels si divers et distants les uns des autres pour les subsumer sous le vocable « énergie ».

Par cette opération intellectuelle, le droit exprime le but assigné : le gaz, le pétrole, le fuel, le charbon, le vent, l’eau, le nucléaire, etc., convergent vers la production de forces au service des consommateurs.

Il s’agit donc d’un droit portant sur des « moyens » : les divers moyens de produire de la puissance qui sera utilisée par tous ceux qui en ont l’utilité.

Si nous étions dans un « simple » droit de la concurrence, celui-ci servirait à ce que, sans intermédiation et en gérant au mieux les monopoles économiquement naturels, des offreurs proposent aux consommateurs des produits et des services énergétiques, aux besoins financiarisés.

Certes, dans la mesure où la concurrence fait apparaître le « prix de marché », parce que les prix administrés étant en grande partie pris en charge par le contribuable et non par le consommateur, il en résulte une augmentation du prix lors de la transition de libéralisation, ainsi qu’une unicité du prix quelle que soit la situation du consommateur.

En effet, le droit de la concurrence, même s’il prend le consommateur comme moyen de mesure du bon fonctionnement du marché concurrentiel, voire si l’on soutient sous l’influence de la conception anglo-saxonne que son bien-être constitue la finalité du droit de la concurrence, demeure neutre par rapport aux diversités des situations des consommateurs les uns par rapport aux autres.

Or, le secteur de l’énergie supporte très mal ce principe de neutralité du droit de la concurrence.

Tout d’abord, cette distorsion des objets vers la fonction énergétique n’écarte pas pour autant leur spécificité par ailleurs. Ainsi et par exemple, l’eau est un objet naturel qui produit de l’énergie à travers la technique des barrages et entre à ce titre dans le « secteur de l’énergie ». C’est pourquoi la Commission de Régulation de l’Energie a donné un avis circonstancié sur l’arrêté du 1ier mars 2007 fixant les conditions d’achat de l’électricité produite par les installations utilisant l’énergie hydraulique des lacs, cours d’eau et mers. Mais l’eau est aussi ce qui permet l’irrigation agricole ou permet à la population de se laver et de s’abreuver. A ce titre, s’est dégagé un « droit de l’eau », des textes spécifiques, comme la Loi du 30 décembre 2006 sur l’eau et les milieux aquatiques, qui entrent en confluence avec le secteur de l’énergie.

L’eau donne, en tant que telle, lieu à des contraintes de services publics et à des politiques publiques. Plus encore, le secteur de l’énergie jouxte le droit de l’environnement et l’Europe a pris dans un même élan le droit de l’énergie et l’environnement, les mêlant dans les mêmes textes, notamment à travers le Paquet Climat - Energie du 23 janvier 2008. Plus encore, le droit de l’environnement a prise, voire primauté sur le fonctionnement concurrentiel de l’énergie, par exemple à travers les faveurs faites aux énergies renouvelables.

Cela se justifie parce que si la libéralisation du secteur de l’énergie ne visait que l’établissement de la concurrence, les droits portants sur les objets producteurs d’énergie servent aussi d’autres buts. Ainsi, l’eau insère le souci du développement durable et de la préservation de l’environnement. La notion de bien commun devient centrale.

Le nucléaire met le risque au cœur du droit de l’énergie, le risque étant alors ce contre quoi il convient de se prémunir ex ante, le principe de précaution faisant son entrée, tandis que la concurrence repose sur les comportements instantanés et les prises salutaires de risques. Dans son arrêt du 20 mars 2013, Association Robin des toits, le Conseil d’Etat valida la mise en place des « compteurs intelligents » pour maîtriser la consommation d’énergie, préoccupation à la fois environnementale et de maîtrise de ses coûts par le consommateur.  

Plus encore et par nature, le secteur de l’énergie se prête à la régulation davantage qu’à la concurrence. La régulation peut être définie comme une façon de tenir en équilibre instable et durable le principe de concurrence et un autre principe a-concurrentiel, voire anti-concurrentiel. Bien des principes sont prétendants pour faire balances au principe de concurrence, voire pour le dominer.

Ainsi, si la concurrence est première, parce qu’elle fait apparaître la vérité des prix, l’innovation technologique n’était pas manifeste dans le secteur énergétique, alors les principes en contrepoint qui justifient les monopoles, les tarifications ou les agréments et les certifications sont économiques et techniques. Ce sont les réseaux de transports, facilités essentielles, que le droit de la concurrence lui-même a pu concevoir, notamment à travers la jurisprudence nord-américaine sans que le Législateur ait à intervenir.

Mais les principes qui viennent ici en balance sont avant tout de nature politique et prétendent contrecarrer le principe de libre concurrence. D’essence politique, ils sont supérieurs à la concurrence. Sont posés le principe de l’autonomie énergétique nationale, ou le droit subjectif à l’électricité, que le Législateur confère à tout un chacun, quand bien même il n’est pas solvable. Ce « droit à l’électricité » a été conféré par la Loi du 10 février 2000 sur le service public de l’électricité. L’énergie cesse alors d’être un seul bien marchand, de constituer un marché sous-jacent aux marchés des biens et services nécessaires pour construire le marché intérieur européen, pour devenir un « bien politique ».

S’il en est ainsi, alors la concurrence n’est plus qu’un outil, qui peut servir parfois à conforter l’effectivité de ce bien politique partagé par le groupe social. Par exemple, si la concurrence permet de multiplier les offres et de mieux couvrir le territoire, alors la concurrence énergétique intermodale va converger avec la politique gouvernementale d’aménagement du territoire.

Certes, le droit de l’Union européenne a tendance à considérer que le droit de la concurrence, dans le secteur de l’énergie comme dans les autres, est tautologique : il sert à installer la concurrence, grâce à une régulation transitoire, et à veiller au bon fonctionnement du marché. Mais alors, à constater de droit l’intégration des gestionnaires de réseaux dans les opérateurs historiques et de fait la dominance de ceux-ci sur les marchés de production et de fourniture d’énergie, la concrétisation du droit de la concurrence n’est guère satisfaite.

Pourtant, dans le secteur de l’énergie, la concurrence n’est qu’un objectif adjacent. En effet, elle s’insère dans une politique de régulation, exprimée par des Etats ou par l’Union européenne, pour qu’autant que faire se peut, des bénéfices en résultent pour le consommateur intermédiaire ou final, sans que soit remis en cause l’essentiel : le lien social et le long terme, deux dimensions que le droit de la concurrence ne sert pas.

 
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