Mise à jour : 27 janvier 2013 (Rédaction initiale : 13 décembre 2012 )

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Par un arrêt du 6 décembre 2012, la Cour européenne des droits de l'homme estime que l'obligation de déclaration de soupçons qui pèse sur les avocats ne contrarie en principe la Convention

par Marie-Anne Frison-Roche

Les directives de l'Union européenne obligent les avocats à faire des déclarations de soupçons de blanchiment d'argent à propos des clients qu'ils conseillent, ce que les avocats considèrent comme contraire à leur identité même, puisqu'attaquant leur secret professionnel. Le Conseil National des Barreaux prit cependant les dispositions pour appliquer la loi de transposition, et sa décision fût attaquée devant le Conseil d'Etat, puis la Cour européenne des Droits de l'Homme. Par son arrêt du 6 décembre 2012, les juges estiment l'action recevable mais, après une fine balance des intérêts, estiment le dispositif conforme à l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme.

 

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Pour lire l'arrêt, CEDH, 5ième section, Michaud c/France, 6 décembre 2012, rec. n°12323, cliquez ici.

 

 

Depuis toujours, deux logiques s'opposent.

D'une côté, la lutte contre le blanchiment impose que ceux qui recueillent des informations "pertinentes" les transmettent à ceux qui sont en charge de poursuivre cette infraction qui est tout à la fois une infraction de système et une infraction très dissimulée. Ainsi, celui qui a une information, parce qu'il dispose de "clignotants" qui éveille son attention (défintion objective du soupçon) doit en avertir la machine étatique qui est légitime à déclencher des recherches, en France TRACFIN.

De l'autre côté, certaines professions, d'une façon consubstantielle, doivent garder secrètes les informations que leurs clients leur ont confiés. Ainsi, si un avocat révèle ce que lui a dit son client, l'on pourrait dit qu'il a perdu son identité d'avocat.

Les deux logiques sont très difficilement conciliables, parce que l'une repose sur la communication de l'information et l'autre sur la conservation de l'information (secret).

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L'affaire commence par une décision du Conseil National des Barreaux (C.N.B.) du 12 juillet 2007 qui adopte un règlement organisant la déclaration de soupçons, le règlement mettant en oeuvre l'obligation qui est faite aux avocats d'y procéder du fait de la directive de l'Union européenne.
 
Un avocat, Maître Michaud, forme un recours pour excès de pouvoir contre la décision du C.N.B. devant le Conseil d'Etat, qui rejette le recours, par un arrêt du 23 juillet 2010, Michaud c/ Conseil National des Barreaux.
 
L'avocat saisit alors la Cour européenne des droits de l'homme, puisque tous les recours de droit interne sont épuisés, pour violation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme. Celle-ci protège textuellement le droit à la vie privée mais la jurisprudence de la Cour lui a donné une interprétation beaucoup plus large pour en faire le moyen de protéger de nombreuses libertés privées et publiques, notamment les secrets professionnels.
 
Le requérant soutient que la décision du C.N.B. expose l'avocat qui refuse de procéder à une déclaration de soupçonner à une sanction, contraint celui-ci à violer le secret professionnel, ce qui est contraire aux principes de protection des échanges entre l’avocat et son client et au respect du secret professionnel.
 
La Cour accepte tout d'abord la recevabilité d'une telle action d'un avocat alors même qu'il ne s'agit pas d'un acte le concernant à titre nominatif, dès l'instant que, même en l'absence d'acte individuel, l'acte général est de nature à l'obliger de changer son comportement personnel puisqu'il fait partie de la catégorie des personnes visées par la décision (ici les avocats).
 
La Cour souligne que c'est d'autant plus le cas que tout avocat est donc face à un "dilemme": « soit il se plie au règlement et renonce ainsi à sa conception du principe de confidentialité des échanges entre l’avocat et son client ; soit il ne s’y plie pas et s’expose à des sanctions disciplinaires pouvant aller jusqu’à la radiation ».
 
La Cour procède alors, comme elle le fait toujours, à la méthode dite de la "balance des intérêts". En effet, il y a bien ingérence de l'Etat dans une question dans laquelle il ne doit pas pénétrer mais il a aussi des motifs très sérieux pour le faire (poursuite des actes très graves pour la société et pour les personnes faibles que sont le blanchiment d'argent et les actes de grand banditisme qui y sont sous-jacents).
 
Il faut donc que l'ingérence soit prévue par la loi et qu'elle satisfasse un "objectif légitime et nécessaire dans une société démocratique".
 
Sur la forme, à savoir que cela soit prévu par la loi, ce qui renvoie au principe classique de la légalité, la Cour estime que la notion de "soupçon" relève du "sens commun" et que les activités visées sont suffisamment précisées pour que le principe de légalité n'en soit pas froissé, d'autant plus que les destinataires du texte sont eux-mêmes des juristes.
 
Sur le fond, à savoir l'existence d'un objectif légitime justifiant l'ingérence, la Cour identifie cet objectif légitime dans "la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales". S'ajoute le contrôle de la méthode, lui aussi bien connu, à savoir la nécessité et la proportionnalité de l'ingérence.
 
La "nécessité" peut être de nature formelle et le Gouvernement français se prévalait du fait que l'Etat français était dans l'obligation de transposer les directives européennes du fait de la hiérarchies des normes.
Mais la Cour ne s'en contente pas, soulignant que les directives européenns concernant le blanchiment d'argent laissent des marges de manoeuvres aux Etats-membres et qu'en outre la Cour de justice de l'Union européenne ne s'est pas encore prononcé sur la conformité de cette obligation de la France au regard de la hiérarchie des normes entre ordre juridique interne et ordre juridique de l'Union européenne, le Conseil d'Etat ayant refusé de former une question préjudicielle à ce propos.
 
Ainsi libérée de la question de la hiérarchie des normes, la Cour européenne des droits de l'homme commence par rappeller que l'article 8 protège les secrets professionnels, sous le couvert de la protection de la vie privée, notamment protège les correspondance entre clients et avocat, ce qui est fondamental pour la défense de ceux-ci, coeur de la mission des avocats et droit fondamental d'une personne de ne pas s'accuser elle-même, l'ensemble étant rattaché à la notion de "procès équitable".
 

Mais  le secret professionnel des avocats, qui constitue « l’un des principes fondamentaux sur lesquels repose l’organisation de la justice dans une société démocratique », n’est pas intangible et peut donc être mis en balance avec les impératifs liés à la lutte contre le blanchiment de capitaux.

Or, la Cour estime que la balance est bien opérée par le dispositif français, puisque la déclaration de soupçon ne pèse sur l'avocat que dans ces activités de conseil et non pas dans ses activités de défense, tandis que les bâtonniers constitue un filtre de protection dans le processus de communication, l'avocat ne parlant donc qu'à son confrère qui le protège et partage ses valeurs.

 

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Ainsi, la Cour avance à pas à la fois non seulement très mesurés mais que l'on pourrait dire "à pas de danse".

Certes, le dispositif de déclaration de soupçon imposé aux avocats n'est pas contraire à l'article 8, mais l'action des avocats contre le mécanisme n'est pas irrecevable.

Certes, la loi est légitime mais elle n'est pas rendue nécessaire du seul fait qu'elle devait être obligatoirement adoptée en tant que loi de transposition, la nécessité devant être appréciée d'une façon substantielle.

Certes, le dispositif est légitime, mais c'est uniquement parce qu'il ne touche pas l'activité de défense et que les ordres font barrière, ce qui légitime plus encore leur existence.

Un pas en avant, un pas en arrière : un tango.

Nous pouvons attendre la prochaine passe.

 

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