Sept. 6, 2014

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QUALIFICATION DES FAITS PAR LE DROIT : qu'est en droit "l'arrivée du passager d'un avion" ?

by Marie-Anne Frison-Roche

L'arrêt rendu par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) du 4 septembre 2014,Germanwings , illustre parfaitement ce qu'est la méthode juridique.

La qualification est l'exercice juridique par excellence. C'est en elle que réside le véritable pouvoir du droit.

Elle consiste à faire entrer un fait dans une catégorie juridique afin de lui appliquer le régime juridique attaché à cette catégorie juridique. Ainsi, suivant que le fait est "subsumé" dans cette catégorie ou ne l'est pas, le régime lui sera appliqué ou non.

Par exemple, si l'on considère qu'un voyageur est "arrivé" plus ou moins tard dans le long processus de l'atterrissage de l'avion et de son débarquement, cela sera plus ou moins profitable pour la compagnie aérienne. En effet, celle-ci doit une compensation financière au voyageur victime d'un "retard". Encore faut-il connaître son "heure d'arrivée". Encore faut-il déterminer juridiquement ce qu'est le fait pour un voyage d'"arriver".

Pour limiter les cas de compensation, les compagnies aériennes ont fixé contractuellement  le moment d'arrivée des voyageurs, à l'instant où l'appareil touche le sol, ce qui réduit les hypothèses de retard et donc le nombre de fois où elles devront de l'argent. Mais le pouvoir des parties à manier les qualifications a des limites.

C'est le juge qui fixe ces limites, exemple du conflit permanent entre le pouvoir des contractants, ici bien inégaux (compagnies aériennes versus passagers) et le pouvoir du juge. En effet, la Cour de justice de l'Union européenne, dans son arrêt du 4 septembre 2014, Germanwings, affirme que le contrat ne peut définir d'autorité ce qu'est une "arrivée". Elle opère elle-même cette opération, et le fait au regard du droit du passager à obtenir compensation pour cause de regard.

Ainsi la volonté contractuelle ne peut pas tout, surtout lorsqu'une partie (compagnie aérienne) est beaucoup plus puissante que l'autre (passager). Le juge écarte cette volonté pour analyser la réalité des choses, en se souciant avant tout de la personne faible, ici le passager.

La compagnie aérienne Germanwings avait posé dans les conditions contractuelle ses modalités de remboursement en cas de retard.

Mais la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE), par son arrêt Germanwings du 4 septembre 2014!footnote-34, refuse par principe qu'un contrat puisse fixer "l'heure d'arrivée effective". 

Elle estime par principe que cette qualification doit être faite en premier lieu d'une façon autonome de la volonté contractuelle et d'autre part d'une façon uniforme.

Il convient de s'arrêter sur ce principe, avant d'examiner la façon dont la Cour l'applique.

 

I. LE PRINCIPE : LA QUALIFICATION DOIT ÊTRE AUTONOME DES CONTRATS ET UNIFORME

A. L'exclusion d'une qualification par le seul pouvoir de la volonté des contractants

Si la Cour pose que la qualification de ce fait, à savoir "l'arrivée effective du voyageur", fait par rapport auquel le fait juridique "retard'" pourra être déterminé et dès l'obligation de compenser financièrement ce retard, ne peut relever du pouvoir des contractants.

Pourtant, la thèse de référence, celle de François Terré, a montré tous les pouvoirs des contractants sur les qualifications.

Il est vrai que par principe aussi le juge peut aller au-delà de la qualification que les parties au contrat ont voulu donner au fait. En France, l'article 12 du Code de procédure civile l'explicite en donnant ce pouvoir au juge parce que celui-ci a le devoir de restituer aux faits leur exacte qualification. L'alinéa de l'article 12 du Code de procédure civile pose dans son alinéa 1 : il doit (le juge) donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux sans s'arrêter à la dénomination que les parties en auraient proposée.

Mais il s'agit d'un pouvoir Ex Post et la Cour va ici plus loin, car elle exclut en Ex Ante le pouvoir de qualifier par le contrat à quel moment un voyageur est arrivé "effectivement".

Pourquoi ?

Parce que les relations entre les compagnies aériennes et les passagers sont certes en parties contractuelles mais ne sont guère de gré à gré. Si les passagers peuvent faire jouer la concurrence, ils adhèrent néanmoins à des contrats d'adhésion.

Dès lors, ce qu'est "l'arrivée effective du voyageur", c'est la compagnie aérienne qui le fixe, et le passager ne le sait même pas. Mais il est lié, puisqu'il a "consenti".

La Cour écarte donc la puissance contractuelle, car elle ne renvoie pas ici à une véritable négociation, mais bien à l'expression d'une puissance unilatérale. Celle-ci est certes admissible, mais il convient qu'elle butte sur le pouvoir du juge.

 

B. La nécessité d'une qualification uniforme

Le secteur aérien est entièrement régulé. La question des retards dans les voyages en avion est commune à d'autres transport, par exemple le train. En outre, parce qu'il s'agit de transport, par nature la situation est supranationale, le passager allant souvent d'un pays à l'autre.

Ainsi, la CJUE raisonne "comme un régulateur". Il faut qu'il y ait une "règle uniforme" en la matière.

Et c'est elle qui va la donner.

L'on mesure une nouvelle fois à quel point le juge est créateur de droit. Car fixer les qualifications, c'est fixer le déclenchement des régimes juridiques ou leur mise en sommeil, c'est créer le droit.

La CJUE est un "juge-régulateur". Nul n'en doutait.

 

 

II. LA MÉTHODE DE QUALIFICATION : LA DÉFINITION DE REGARD PAR RÉFÉRENCE AU DOMMAGE CAUSÉ AU VOYAGEUR

A. L'analyse concrète menée par la Cour

L'arrêt affirme par méthode que l'on doit déterminer le moment d'arrivée du voyageur en se référant aux circonstances toujours observées et non pas au contrat.

Certes, mais que dire ?

1. La solution

A première vue, l'on peut tout soutenir ...

L'on peut dire qu'un voyageur est "arrivé" dès l'instant que l'avion s'est posé sur la piste. Il y a des chansons pour le dire.

L'on peut dire qu'un voyageur est "arrivé" au moment où il embrasse ceux qui l'attendaient, une fois tous les contrôles opérés.

L'on peut dire qu'un voyageur est "arrivé" une fois qu'il est sorti de l'avion.

Que choisir ? Le juge ne va-t-il pas être arbitraire ?

La Cour va choisir et elle va le justifier.

En effet, elle affirme et d'une façon définitive ("qualification uniforme") que, pour déterminer l'ampleur du retard subi par les passagers, "l'heure d'arrivée effective d'un avion correspond au moment où au moins une porte de l'avion s'ouvre".

Pourquoi cela et pas un autre moment ? Est-ce une tyrannie de la part des juges européens ?

2.. La motivation 

La Cour souligne que c'est à ce moment précis, celui où au moment une des portes de l'avion est ouverte que les passagers sont autorisés à quitter l'appareil. C'est à ce moment qu'il faut donc les considérer comme "effectivement arrivés".

Pas avant (quand l'avion se pose), mais il n'est pas besoin d'attendre encore (par exemple qu'il soit effectivement sorti de l'appareil.

En effet, la Cour souligne que, durant le vol, les passagers demeurent confinés dans un espace clos, sous les instructions et le contrôle de la compagnie aérienne. Pendant ce laps de temps, pour des raisons techniques et de sécurité, leurs possibilités de communication avec le monde extérieur sont considérablement limitées. Dans de telles conditions, les passagers ne peuvent pas mener de manière continue leurs affaires personnelles, familiales, sociales ou professionnelles.

Mais la Cour observe que ces désagréments ne peuvent pas être évités pendant le vol, puisque la sécurité les justifie. En revanche, en cas de retard, ces désagréments persistent, alors qu'ils n'ont plus de raison d'être. Ainsi, continue la Cour, si de tels désagréments doivent être considérés comme "inévitables" tant que le vol n'excède pas la durée prévue, il en va différemment en cas de retard, tant que les passagers ne peuvent pas s'échapper à cette limitation de leur liberté d'action constituée par le fait même d'être dans l'avion.

En revanche, dès l'instant que la porte de l'avion est ouverte, le passager cesse de subir cette contrainte, il retrouve la maîtrise de son temps pour vaquer à ses affaires, et l'on doit le considérer comme "effectivement arrivé".

Comme le conclut la Cour : "la notion d'"heure d'arrivée effective" doit être entendue au moment où une telle situation de contrainte prend fin."

 

B. UNE QUALIFICATION PARFAITEMENT BIEN OPÉRÉE AU REGARD DE LA NATURE DES CHOSES

1. Une qualification concrète

La Cour a raisonné sur ce qu'est concrètement un "voyage en avion", c'est-à-dire une perte de sa liberté d'aller et de venir, et une perte de communication.

Il y a donc "départ", lorsqu'il y a pertes de ces deux libertés (fermeture de la porte) et "arrivée" lorsqu'il y a ouverture..

Elle écarte toutes les autres hypothèses, en soulignant notamment que lorsque l'avion atterrit, le voyageur n'en retrouve pas pourtant sa liberté, celle-ci n'étant recouvrée que lorsqu'il peut rallumer son téléphone, se lever et se diriger vers la porte ouverte.

 

2. Une qualification au seul regard de la situation du voyageur

Dans son exercice de régulation, la Cour se place du côté du voyageur et examine ce qu'est pour lui le transport : à la fois le moyen d'aller et de venir, ce qui est une concrétisation de sa liberté, mais aussi - le temps de le faire - une restriction de celle-ci, puisqu'il ne peut sortir de l'avion, ne peut téléphoner, ne peut se livrer à de nombreuses activités.

Dès lors, le "juste temps" doit être calculé entre les deux instants où il perd cette liberté.

C'est ainsi que le droit, grâce au mécanisme de la qualification, définit ce qu'est une "arrivée".

L'on observera que le critère en est donc la contrainte subie par le voyageur, par la nature des choses (confinage dans l'avion, interdiction d'activités) et par le contrat. Ainsi, dans d'autres situations, si de telles contraintes n'existent pas, la qualification ne sera sans doute pas la même.

 

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