July 16, 2016

Law by Illustrations

Les aventures du petit Hubert

Peut-on considérer que le "jugement de Pâris" est un véritable "jugement" ?

by Marie-Anne Frison-Roche

Le petit Hubert traîne dans les musées. C'est si ennuyeux la culture ... Mais il y trouve l'occasion de regarder, et en face, des dames déshabillées, souvent plusieurs sur le même tableau, de quoi se réconcilier avec les musées : les trois grâces lorsqu'elles s'épaulent, les demoiselles d'Avignon lorsqu'elles dansent. Mais parfois elles s'affrontent. Elles ne s'habillent pas pour tant. A cette condition, le petit Hubert peut bien écouter l'histoire.

Ainsi, Athéna et Aphrodite et Héra se disputaient une pomme en or. L'on sait que les pommes dès la mythologie grecque sont sources de discorde, de paradis perdus et d'allergies diverses.

Zeus demanda à Pâris, berger - certes bien-né puisque fils de Priam et d'Hécube, mais enfin simple berger - de procéder à ce qu'il sera convenu d'appeler le "jugement de Pâris" et d'attribuer à l'une des trois la pomme disputée.

Le litige est en place et la procédure choisie : un objet (la pomme), un enjeu (attribuer la pomme à l'une d'elle), celui qui décide par un "jugement" (Pâris). 

Certes, Pâris aurait pu couper la pomme en trois. Mais de la même façon que l'enfant vivant ne pouvait être coupé en deux par Salomon car l'on peut attribuer un cadavre lorsque l'enjeu du litige est d'attribuer un enfant vivant!footnote-563, l'on ne peut scinder une pomme en or : le fruit est en métal et le partage est en de ce fait exclu. Le fruit est insécable et il y a trois prétendantes à son attribution.

Paris pourrait "décider" : non, Paris va "juger".

Que va-t-il faire ?  

La façon dont il procède permet-t-elle de l'assimiler à un juge au sens juridique du terme ?

 

Lire ci-dessous.

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Le "jugement de Salomon" étant une technique probatoire, la femme qui renonce à l'enfant plutôt que de le voir mourir se révélant ainsi sa mère.

Il faut tout d'abord revenir au début de l'histoire car, comme le rappelle le mouvement américain Law and Litterature,  tout cas est construit sur un récit. Si Zeus demanda à son messager Hermès de mener les trois querelleuses devant Pâris, c'est qu'un personnage essentiel a lancé l'histoire : c'est Éris.

Éris est une déesse. C'est la déesse de la discorde. Dès qu'elle arrive dans un endroit elle sème la discorde, c'est pourquoi Zeus ne l'invite pas aux monumentales fêtes de famille qui se déroulent dans l'Olympe.

Pour se venger, car les esprits chagrins associent souvent vengeance et discorde, Éris va aller semer la discorde entre Athéna, Aphrodite et Héra. Car les esprits vengeurs et envieux n'affrontent pas le maitre, ils vont blesser les personnages moins puissants, les personnages féminins par exemple.

Pour ce faire, Éris va glisser les deux éléments de la discorde.

En premier lieu, elle met entre les trois personnages un objet qui est tout à la fois précieux (l'or), impartageable,  et petit (chacune pourrait le dérober)!footnote-564. Ainsi, si n'intervient pas un tiers impartial et désintéressé (définition du juge), les femmes vont chercher à le prendre, à le voler puisque aucune n'en est propriétaire et vont s'entretuer.

En second lieu, et c'est sans doute pire que l'appel au vol et au meurtre, Éris va mettre dans le cœur de chacune la haine de l'autre, la jalousie et l'envie, puisqu'elle a tracé sur la pomme d'or l'inscription : "à la plus belle".

Ainsi, il faut qu'un jugement soit porté, que la plus belle des trois soit désignée pour que la pomme d'or lui soit attribuée, les deux autres étant à jamais réduites à être les "moins belles".

Kant a longuement écrit sur le jugement juridique, le jugement moral et le jugement esthétique. Ils ne sont pas de même nature. Le Droit de la propriété littéraire et artistique s'en souvient, qui ne porte jamais de "jugement esthétique". Mais ici, il faut trancher et efficacement car l'on ne peut recourir à l'astuce courante des flatteurs consistant à murmurer à chacune qu'elle est "la plus belle". Non, il n'y a qu'un objet, il n'est pas partageable, elles sont trois, et le critère est la hiérarchie dans la beauté, c'est-à-dire la guerre sans limite et sans fin une fois le "jugement" rendu.

Que va faire Zeus ?

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Zeus ne peut trancher lui-même.

En effet, pour le dire en termes modernes, il est en conflit d'intérêts. Héra, l'un des parties au litige qui a formulé une prétention à avoir la pomme d'or, est son épouse : il ne peut donc juger car il aura tendance à lui donner raison (ne serait-ce que pour avoir la paix). Actuellement l'on pourrait avoir une pensée pour Zeus dans bien des cas sur lesquels l'on disserte en droit des affaires.

Il va donc aller chercher le plus éloigné de l'Olympe, suffisamment digne par sa naissance et loué par tous par sa grande beauté, en cela donc apte à "juger" par son origine et sa connaissance de la question débattue, mais aussi le plus éloigné de la Cour, vivant sur le Mont Ida avec son troupeau : Pâris.

Tous les théoriciens de l'impartialité et des conflits d'intérêts devraient avoir une pensée pour le berger bien-né, éloigné géographiquement du lieu des pouvoirs et distant de l'objet du litige parce que lui-même amplement satisfait par ce dont on débat. Pâris pourrait être mis en exergue de bien des traités consacrés à la capture du Régulateur.

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En quoi Pâris se comporta-t-il comme un juge au sens juridique ?

Avant tout parce que les trois déesses se comportèrent comme des plaideurs.

En effet, chacune fait valoir ses arguments devant lui, aucune ne contestant sa compétence, laquelle lui ayant été dévolue par Zeus lui-même.

La première, Héra, lui montra sa puissance et lui proposa de la partager avec lui. La deuxième, Athéna, lui montra sa sagesse (dont elle ne montrait pas ici l'exemple ...) et lui proposa de la partager avec lui. La troisième, Aphrodite, lui montra sa beauté et ne lui proposa rien, puisqu'il était déjà si beau lui-même. L'on ne propose rien à celui qui a tout. Il est facile au comblé par les dieux de juger d'une façon impartiale. L'on songe ici à l'idée anglaise de toujours choisir des juges fortunés ...

L'on comprend alors, sans même connaître la fin de l'histoire mythique, la suite des choses et le petit Hubert la devina aussi devant le tableau qui lui plait tant.

Seule la troisième partie au litige, c'est-à-dire Aphrodite, avait d'une part une allégation conforme aux éléments du débat ("qui est la plus belle?"), et d'autre part n'avait pas prétendu corrompre le juge. Ainsi, lorsque Pâris remit la pomme à Aphrodite, il rendit le "jugement de Pâris", le même qu'un juge aurait rendu dans un État de Droit.

 

 

 

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Dans le roman de Pierre Louys, Aphrodite, il y a vol de la pomme d'or et l'esclave soupçonnée est tuée, sauvagement.

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