Sept. 17, 2010

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Observation sur un évènement juridique

Les sources du droit ne sont plus organisées sur un mode hiérarchique mais sur un mode dialogique : l'exemple de l'affaire "Perruche".

by Marie-Anne Frison-Roche

La décision du Conseil constitutionnel du 11 juin 2010 remet sur le devant de la scène l’affaire "Perruche". Ce cas a conduit à poser la responsabilité du médecin qui a fait les analyses prénatales erronées. Cela mena à une sorte de guerre entre les sources du droit puisqu’à une décision de la Cour de cassation de 2000, admettant cette responsabilité, a répondu une loi dite "anti Perruche" qui a écarté la responsabilité. Depuis, sont intervenues des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme en 2005, de la Cour de cassation en 2006 et 2008, et du Conseil constitutionnel le 11 juin 2010 sur une question prioritaire de constitutionnalité. Il apparaît que le législateur ne peut plus prétendre avoir un rapport hiérarchique avec les organes de type juridictionnel mais doit s’insérer dans une conception dialogale, dans laquelle les juges sont davantage experts.

Lire la décision.

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Dans cette affaire, une jeune femme, incertaine de savoir si elle avait contracté la ruébole pendant le premier trimestre de sa grossesse et désirant pratiquer une interruption volontaire de grossesse si cela s'avérait être le cas, avait demandé à un laboratoire d'analyses médicales et à un médecin de faire des examens pour le déterminer. Ceux-ci avaient répondu par la négative.  A la naissance, il s'était avéré qu'elle avait été victime de cette maladie, l’enfant étant atteint de très graves troubles neurologiques, incurables et très handicapants.

La mère agit en justice contre le laboratoire et le médecin, non seulement en son nom propre, le dommage étant constitué par le fait d'élever un enfant très gravement handicapé, mais encore au nom de l'enfant, le dommage étant constitué pour lui d'être né dans cet état.

Dans ce cas très controversé, car certains affirmaient qu'il est impossible de soutenir qu'il est dommageable d'être né plutôt que de n'être pas né, la Cour de cassation s'est réunie en Assemblée plénière, sa plus haute formation, sur premier pourvoi, par la décision du Premier Président, et a rendu un arrêt le 7 novembre 2000. L'arrêt a retenu la responsabilité du laboratoire d'analyses et du médecin, en estimant que ceux-ci avaient commis une faute impliquant obligation de réparer.

Tandis que la doctrine juridique était très divisée quant à la légitimité du raisonnement et que des associations de parents d'enfants handicapés protestaient, puisque cela semblait poser qu'il était plus dommageable de naître handicapé plutôt que de ne pas naître,  les syndicats de médecins insistaient sur les conséquences économiques d'une telle décision : cet effet disciplinaire sur leur activité allait encore faire augmenter leur prime d'assurance.

C'est pourquoi la loi du 4 mars 2002 relative à la responsabilité médicale, mais appelée "loi anti-Perruche", a posé que dans de telles circonstances, la responsabilité du médecin n'est pas engagée. La loi précisait que cette solution s'appliquait immédiatement à toutes les instances en cours devant les juridictions.

C'est pourquoi les victimes ont saisi la Cour européenne des droits de l'homme pour critiquer cette application immédiate de la loi. La Cour européenne a adopté deux arrêts le 6 octobre 2005, Maurice c/ France et Draon c/ France, posant le raisonnement suivant : le premier protocole additionnel de la Convention européenne des droits de l'homme, qui protège le droit de propriété comme droit de l'homme ,confère à chacun un droit fondamental à la propriété. A ce titre, celui qui dispose d'une créance de réparation ne peut en être privé sans être dépossédé de son droit. Cette créance de réparation nait au moment de la réalisation du dommage. Une loi qui supprime un droit à réparation à un moment ultérieur, ici à l'occasion du procès, viole donc le droit de propriété et la Convention européenne des droits de l'homme qui le protège. Les juges prennent soin de préciser que ce droit de propriété était acquis pour les victimes par l'arrêt d'assemblée plénière du 7 novembre 2000 et que seules les victimes ultérieures à l'adoption de la loi du 4 mais 2002 ne peuvent plus se prévaloir d'une espérance légitime à l'obtention d'une réparation.

La Cour de cassation, par trois arrêts de sa première chambre civile rendus le 24 janvier 2006 reprend à la lettre le raisonnement européen, en ce qu'il articule le droit fondamental de propriété et l'application dans le temps des règles issues de la jurisprudence.

Dans une affaire ultérieure, la Cour de cassation a eu à connaître d'un cas différent puisque la victime n'avait pas agi en justice avant l'adoption de la loi "anti-Perruche",ce qui pouvait faire penser qu'elle ne pouvait plus bénéficier de la "jurisprudence Perruche", mais son dommage était pourtant constitué avant l'adoption de cette loi.

La Cour de cassation a estimé que le critère pertinent n'est pas la date de la demande en justice mais la date de réalisation du dommage, ce qui rendait la victime recevable à se prévaloir des effets, bienheureux pour elle, de la "jurisprudence Perruche".

Suite à une question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel a été amené à rendre une décision le 11 juin 2010 sur le caractère constitutionnel de cette loi.  Le Conseil estime que la loi, qu'il désigne lui-même sous le qualificatif de "loi dite anti-Perruche", est en majeure partie conforme à la Constitution, notamment en ce qu'elle exclut la responsabilité des médecins pour ce type d'erreurs de diagnostic. Mais  il rappelle que si le législateur peut modifier le droit rétroactivement, c'est à la condition de poursuivre un but d'intérêt général suffisant et de respecter les décisions de justice ayant force de chose jugée. Le Conseil estime que si des motifs d'intérêt général pouvaient justifier que l'enfant né atteint d'un handicap soit privé de son droit d'agir en justice pour les instances à venir, en revanche les motifs d'intérêt général pris en considération par le législateur n'étaient pas suffisamment impérieux pour que les nouvelle règles soient immédiatement applicables aux "instances à venir  relatives aux situations juridiques nées antérieurement".

Il convient donc de faire plusieurs courtes observations.

Tout d'abord, au final, le Conseil constitutionnel finit par reprendre à la lettre près exactement la solution de la Cour de cassation de 2008, laquelle n'avait fait qu'affiner sa solution de 2006, laquelle n'avait fait que reproduire la solution européenne de 2005. Ces solutions juridictionnelles étaient venues contourner très habilement la volonté du législateur exprimée dans la loi de 2002, qui s'était opposée frontalement à la solution juridictionnelle de 2000.

On mesure ainsi que d'une part, dans ce que Philippe Malaurie qualifie de combat entre la jurisprudence et la loi, les juges sont souvent plus habiles que le législateur, lequel présume souvent de son pouvoir, en en faisant usage comme d'une masse, mais finit par être recouvert par des décisions multiples et très fines venues de touts les cotés, de tous les ordres juridictionnels.

En outre, dans cette célèbre affaire Perruche, on sait que le Premier Président Guy Canivet imposa la solution de l'Assemblée plénière du 7 novembre 2000, époque où il dirigeait la Cour de cassation, et on peut penser qu'il joua son rôle dans le décision du Conseil constitutionnel du 11 juin 2010, Conseil où il siège actuellement. Ainsi, la permanence du juridictionnel joue en sa faveur. Le législateur intervient ainsi brutalement et par à-coups, la jurisprudence utilise son pouvoir dans une méthode qui corresponde davantage à celle qu'inculque l'art de la guerre en Chine. (voir par exemple l'article de Jacques-Antoine Robert et Sophie Mahé : le Conseil constitutionnel face au dispositif anti perrcuehe Gazette du Palais du 14 octobre 2010 p.12-16, qui vise les diverses décisions et commentaires pertinents sur cette affaire.)

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